Martin Lings
Qu’est-ce que
le soufisme ?
Points
Points
Sagesses
Qu’esi-ce que le soulisme?
Traduit de Panglais par Roger Du Pasquier
Dernicre Revelation en date, l’Islam affirme etre un retour
a la religion primordialc. II constitue par ailleurs un pont
entre l’Orient et l’Occidcnt. On comprcnd la portee du
soufisme — la forme qu’a prise la mystique en Islam — qui
se definit comme une “ saveur ”, et dont le but est la connais-
sance directe des verites divines.
Ce livre, inedit en franq:ais, presente son histoire millenaire
et son actuality, son originalite et son universalite, son but
et sa methode, dans leur ampleur et dans leur purete.
Martin Lings
Conservateur dcs manuscrits et des imprimes arabes a la
British Library, a enscignc pendant douze ans k l’universite
du Caire.
*7, rue Jacob, Pari* 6* / ISBN 1.02.004618.0 / Itnprimc en France 4-77-3
Vot.%%
En couvcrturc :
Miniature pcrsane du xV siicle. Ecolc dc Chlrfiz.
Souli mcditant. Muscedc Lahore. Photo Roland Michaud.
isbn 2-02-004618-0
(edition originate : isbn 04-297032-6
George Allen & Unwin Ltd. Londres)
Titre original : What is Sufism ?
© / 971. George Allen A Unwin Lid, Londres
© 77, Editions du Seuil, pour la traduction franfai.se
La presente traduction n’est pas en tout point conforme a
I ‘edition anglaise : en effet, 1‘auteur a relu le textc fran^ais
et. 4 cette occasion, y a apporte quelqucs modifications.
La loi du 1 1 mars 1957 interdil Its copies ou reproductions destinies
& unc utilisation collective. Toute representation ou reproduction inti-
gralc ou paiticllc faile par quclque procidi que ce soil, sans le consen-
lement de I'auteur ou de ses ayants cause, cst illieite ct conslitue une
contrefacon sanctionnec par Ics articles 425 et suivants du Code pinal.
Preface
Le tit re de ce livre est une interrogation; el,
ees dernieres annees, on a donne a eette interroga-
tion, du moins dans le monde occidental, des
reponses douteuses et suspectes. De plus, I'interet
pour le soufisme, qui s' e tend rapidement, accent ue
encore davantage le besoin d'un livre introductif
et digne de confiance — introductif en ce quit
n'exige aucune connaissance speciale, et digne de
confiance en ce qu'il ne comport e pas plus de sim-
plicity que ne l' autorise la verite.
Cependant, bien qu'un tel livre puisse ne requerir
aucune connaissance speciale, il presuppose neces-
sairement un interet profond et penetrant pour les
choses de I'esprit. Plus particulierement, il pre-
suppose au moins un pressentiment de la possibility
d'une perception interieure directe - - pressentiment
qui pourrait devenir germe d' aspiration. Ou, a
tout le moins, il demande que I'ame ne soil pas
fermee a cette possibility. Void pres de mille ans,
un grand soufi disait du soufisme qu'il etait une
« saveur », parce que son but et sa fin pourraient
se definir comme connaissance directe de verites
transcendantes, celle-ci etant, en ce qui concerne
son caractere direct, plus comparable aux expe-
riences des sens qu'a la connaissance procedant du
mental.
8
Qu'est-ce que le soufisme ?
La plupart des lecteurs occidentaux de ce livre
auront entetulu dans leur jeune age que « le royaume
des cieux est au-dedans de vous ». I Is auront aussi
entendu ces paroles : « Cherchez et vous trouverez;
frappez et I' on vous ouvrira. » Mais combien d'entre
eux ont-ils reQU une instruction quelconque sur
la maniere de chercher et sur I'art de frapper ?
Et alors que ces quatre derniers mots etaient ecrits,
il nous vint a 1' esprit que , dans ce contexte precis ,
i/s etaient une reponse a la question posee par
noire titre.
Nous en avons assez dit pour faire comprendre
clairement que , meme si notresujet est traite succinc-
tement — un ouvrage aussi pen voluntineux sur
une matiere aussi vasteest for cement un resume — ,
il ne saurait I'etre de fa^on super ficielle, car cela
reviendrait a une contradiction dans les termes.
Le soufisme est une pierre de touche, un critere
implacable qui reduit tout le reste, ses propres
equivalents except es, a une surface plane a deux
dimensions, alors que lui-meme constitue la vraie
dimension de /'elevation et de la profondeur.
Martin Lings
Londres, 1973
1
Originalite du soufisme
« Fais-moi entrer, 6 Seigneur, dans les profon-
deurs de I'Ocean de ton unite infinie » : tels etaient
les mots par lesquels debutait une priere qu'avait
coutume de dire le grand soufi andalou Muhyi
'd-Din Ibn ‘Arabi 1 ; et, dans leurs traites, les soufis
ont toujours fait mention repetee de cel « Ocean »
qui servait aussi de reference symbolique au
Terme vers lequel leur chemin les conduisait.
Sur la base de ce symbole et en reponse a la
question : « Qu'est-ce que le soufisme? », nous
commencerons done par dire ceci : de temps a
autre, une Revelation « flue » comme un grand
flot de maree venant de I’Ocean d'Infinitude vers
les rives de notre monde fini: et le soufisme est
la vocation, la discipline et la science permettant
de se plonger dans le reflux de I'une de ces vagues
et d'etre ramene avec elle a sa Source eternelle
et infinie.
« De temps a autre » : il y a la une simplifica-
tion qui appelle un commentaire; en effet, comme
il n'y a pas de commune mesure entre I'origine
I. British Library Ms. Or. 13453 (3).
10 Qu'est-ce que le soufisme ?
d'une telle vague et sa destination, sa temporalite
est obligee de participer, mysterieusement, de
l'Eternel, exactement comme le fini doit participer
de I'lnfini. Etant d'ordre temporel, elle doit par-
venir a ce monde a tel moment de l’histoire;
mais, dans un sens, ce moment echappera au
temps. Meilleure que mille mois 1 : c'est ce que la
Revelation islamique dit de la nuit de sa propre
venue. II doit aussi y avoir une fin correspondant
au commencement; mais cette fin sera trop eloi-
gnee pour etre humainement previsible. Les
institutions divines sont faites pour toujours 2 .
Une autre marque de l'eternel present sur cette
Revelation est qu'elle ne cesse de fluer et de
refluer, en ce sens qu'elle forme un flux et un
reflux pour chaque individu faisant partie de
son aire.
II n'y a qu'une seule eau, mais deux Revelations
ne sont pas exterieurement semblables. Chaque
vague a ses propres caracteristiques selon sa
destination, c'est-a-dire selon les necessites par-
ticulieres de temps et de lieu en reponse aux-
quelles, providentiellement, elle s'ecoule. Ces
necessites qui comprennent tous les modes de
receptivite et toutes les aptitudes variables d'un
peuple a un autre peuvent se comparer aux cavi-
tes et aux creux se trouvant sur le chemin de la
vague. Les croyants sont. dans leur grande majo-
rity, concernes exclusivement par I'eau que la
1 . Coran. xcvn, 3.
2. Exode. XII. 14.
Originalite du soufisme 1 1
vague depose dans ces receptacles et qui constitue
Paspect formel de la religion.
D'un autre cote, les mystiques — et le soufisme
est une sorte de mysticisme — sont, par definition,
concernes avant tout par les « mysteres du
Royaume des cieux »; et il serait done juste de
dire, conformement a notre image, que le mys-
tique se preoccupe beaucoup plus de la vague
en reflux que de I'eau laissee derriere elle. Nean-
moins, com me tous les autres membres de sa
communaute, il a besoin de ce rdsidu — besoin
des formes exterieures de sa religion qui concer-
nent l'individu humain comme tel. Car, si Ton
demande quelle est la chose qui, chez le mystique,
peut refluer avec la vague qui se retire, une reponse
partielle sera : ce n'est ni son corps, ni son ame.
Le corps ne saurait refluer avant la Resurrec-
tion, qui est le premier stade de la reabsorption
du corps — et avec lui de tout l'ordre materiel —
dans les etats superieurs de Petre. Quant a l'ame,
elle doit attendre la mort du corps. Jusque-Ia,
elle est, bien qu'immortelle, emprisonnee dans
le monde mortel. A la mort de Ghazali, le grand
soufi du xi c siecle, on trouva sous sa tete un
poeme qu 'il avait ecrit durant sa derniere maladie.
Ces vers y figuraient :
Je suis un oiseau : ce corps 6tait ma cage,
Mais je me suis envole, le laissant comme un signe *.
1. British Library Ms. Or. 7561, f. 86. Le poSme a 6te traduit
en entier par M. Smith dans Al-Ghazalf the Mystic, Luzac, 1944.
p. 36-37.
12
Qu'est-ce que le soufisme ?
D'autres grands soufis ont tenu des propos
semblables; mais ils ont aussi indique clairement
dans leurs ecrits, leurs paroles ou leur vie —
et c’est, pour nous, la mesure de leur grandeur —
que quelque chose en eux avait deja reflue avant
leur mort et nialgre leur « cage », quelque chose
de plus essentiel que tout ce qui doit attendre
la mort pour parvenir a la liberte.
Ce qui, par la realisation spirituelle, est rarnene
a la Source pcut etre designe comme le centre
de conscience. L' Ocean est aussi bien au-dedans
qu'au-dehors; et le chemin des mystiques est
un eveil progressif comme si Lon « reculait »
en direction de la racine de son etre; c'est un
ressouvenir du Soi supreme qui transcende infi-
niment l'ego humain et qui n'est autre que les
profondeurs vers lesquelles la vague reflue.
Pour recourir a une image ires differente, mais
qui peut aider a completer la premiere, compa-
rons ce monde a un jardin — ou, plus precise-
ment, a une pepiniere, car il ne s'y trouve rien
qui n’y ait ete plante en vue d'etre finalement
transplant^ ailleurs. La partie centrale du jardin
est reservee a des arbres d'une espece particulie-
rement noble, bien qu'ils soient relativement
petits et poussent dans des pots de terre cuite;
mais, si nous les regardons, loute notre attention
est captee par l'un d'eux qui depasse tous les
autres par sa beaute, sa luxuriance et sa vigueur.
La cause n'en apparait pas a 1 'ceil, mais nous
savons tout de suite ce qu 'il en est sans avoir
besoin de nous enquerir : cet arbre a pris racine
Originality du soufisme 13
profondement dans la terre a travers le fond
de son recipient.
Les arbres sont des antes, et celui qui se dis-
tingue des autres en est un qui, comme disent les
hindous, est « libere vivant », qui a realise ce que
les soulis appellent la « Station supreme »;
et le soufisme est une voie et un moyen de prendre
racine, a travers la « porte etroite » qui est dans
la profondeur de l'ame, dans I 'Esprit pur qui
debouche lui-meme dans la Divinite. Le souli
accompli est done conscient d'etre, comme les
autres hommes, prisonnier du monde des formes,
mais, a leur difference, il a aussi conscience d'etre
libre, d'une liberte qui 1'emporte incomparable-
ment sur sa captivite. C'est pourquoi on peut
dire qu'il a deux centres de conscience, I'un
humain et I'autre divin, et il peut s ’exprimer
en fonction tantot de I'un et tantot de I’autre,
ce qui explique certaines contradictions appa-
rentes.
Suivre le chemin des mystiques, c'est acquerir
quelque chose comme une dimension supple-
mentaire, car ce chemin n'est autre que la dimen-
sion de la profondeur 1 . En consequence, comme
on le verra plus en detail par la suite, meme les
rites que le mystique partage avec le reste de
sa communaute et dont il a aussi besoin pour
1. Ou de I'elevation, ce qui serait un aspect complementaire
de la meme dimension. L’Arbre de Vie, dont le saint est une
personnification. est parfois decrit comme ayant ses racines au
Ciel. cela pour qu'on n'oublie pas que la profondeur et l'el£vation
sont spirituellement identiques.
14 Qu'est-ce que le soufisme ?
l'equilibre de son ame ne sont pas accomplis
par lui de fagon exoterique, comme c'est le cas
pour les autres, mais precedent du meme point
de vue esoterique profond qui caracterise tous
ses rites et que la methode lui interdit de perdre
de vue. En d 'autres termes, il ne doit jamais
oublier cette verite : 1'eau laissee par la vague
derriere elle est la meme que celle qui reflue.
Analogiquement, il ne doit pas non plus oublier
que son ame, a l'instar de l'eau « emprisonnee »
dans les formes, n'est pas essentiellement diffe-
rente de 1'Esprit transcendant dont elle est un
prolongement de fagon comparable a une main
tendue et inseree dans un receptacle puis, finale-
ment, retiree.
Si la signification du titre de ce chapitre
n'apparait pas encore, c'est en parti parce que le
mot « original » a ete impregne de sens ne tou-
chant pas a I'essence de 1 'origi nalite, mais se limi-
tant a l'une de ses consequences, la difference, ou la
qualite de ce qui est inhabituel ou extraordinaire.
« Original » est meme utilise comme synonyme
d'« anormal », ce qui revient a une perversion
monstrueuse puisque la veritable originalite est
toujours une norme. Elle ne peut pas non plus
etre realisee par la volonte humaine, alors que
le grotesque est doublement facile a produire,
precisement parce qu'il n'est rien de plus qu'un
chaos d'emprunts.
L'original est ce qui jaillit directement de
l'origine, ou de la source, comme une eau pure
non polluee et n'ayant subi aucune influence
Originality clu soufisme 15
« laterale ». Ainsi I’originalite est apparentee
a I'inspiration et, par-dessus tout, a la revelation,
car il s’agit d’origines transcendantes, situees
au-dela de ce monde, dans le domaine de 1 'Esprit.
L'origine, en fin de compte, n'est rien d'autre
que I'Absolu, I'Infini et I'Eternel — d'oii le Nom
divin « L'Origine », dans le sens de Createur
ou cause premiere, en arabe al-Badi\ qui peut
aussi se traduire par « Le Merveilleux ». C’est
a partir de cet Ocean de possibility infinie que
fluent les grandes vagues de la Revelation, cha-
cune « merveilleusement » differente des autres,
parce que toutes portent la marque de I'Unique
de qui tout provient, mais chaque vague est au
fond la meme que les autres, parce que le contenu
essentiel de son message est la Verite une.
A la lumiere de cette image de la vague, nous
voyons que I'originalite est une garantie aussi
bien d 'authenticity que d'elficacite. L'authenticite,
dont I'orthodoxie est en quclque sorte la face
terrestre, est constituee par le flot de la vague,
c'est-a-dire par la provenance directe de la Reve-
lation emanant de son Origine divine; et dans
chaque flot se trouve la promesse d'un reflux
ou est contenue I’efficacite qui est Grace de I'irre-
sistible pouvoir d'attraction de la Verite.
Le soufisme n'est autre que le mysticisme
islamique, ce qui signifie qu 'il est le courant
central le plus puissant de ce flot de maree qui
constitue la Revelation de l'lslam; et il apparaitra
clairement de ce qui vient d'etre dit qu'il n'y a
la aucune depreciation, comme certains semblent
16
Qu'est-ce que le soufisme ?
le penser. C'est, au contraire, [’affirmation que
le soufisme est a la fois authentique et efficace.
Pour ce qui est des milliers d'hommes et de
femmes qui, dans le monde occidental moderne,
pretendent etre des « soufis » en soutenant que
le soufisme est independant de toute religion spe-
cifique et qu'il a toujours existe, ils le reduisent
sans le savoir — si nous pouvons recourir a la
meme image elementaire — a un reseau de cours
d'eau artificiels a l’interieur des terres. II leur
echappe que, le depouillant de sa particularity
et done de son originalite, ils lui enlevent aussi
son impulsion. II va sans dire que les cours d'eau
existent. Par exemple, des le moment ou l'lslam
se fut etabli dans le sous-continent indien, il y
eut des echanges intellectuels entre soufis et
brahmanes; et le soufisme adopta aussi certains
termes et notions empruntes au neo-platonisme.
Mais les fondements du soufisme avaient ete
poses et son cours ulterieur irrevocablement
trace longtemps avant qu'il eut ete possible a des
influences mystiques etrangeres et paralleles d'y
introduire des elements non islamiques, et, lorsque
de telles influences finirent par se faire sentir,
elles ne toucherent que la surface.
Autrement dit, le soufisme, etant totalement
dependant d'unt Revelation particuliere, est tota-
lement independant de toute autre chose. Mais,
se suffisant a soi-meme, il peut, si le temps et le
lieu s'y pretent, cueillir des fleurs dans un jardin
autre que le sien. Le Prophete <^e l'lslam a dit :
« Cherchez le savoir jusqu'en Chine. »
2
Universality du soufisme
Ceux qui soutiennent que le soufisme est
« fibre des chaines de la religion 1 2 » le font en
partic parce qu'ils s’imaginent que son universa-
lity est en jeu. Cependant, malgre la sympathie
que Pon peut ressentir pour leur preoccupation
relative a cet aspect indubitable du soufisme, il
ne faut pas oublier que particularity est parfaite-
ment compatible avec universality : cetle verite
saute aux yeux quand on considere Part sacre,
qui est a la fois tout a fait particulier el tout a
fait universel *. Pour prendre Pexemple le plus
proche de notre sujet, Part islamique est imme-
diatement reconnaissable comme tel en vertu de
son caractere distinct de tout autre art sacre :
« Personne ne contestera Punite de Part isla-
mique, que ce soit dans le temps ou dans Pespace;
el le est bien trop evidente : que Pon contemple
1. C’est vrai dans an sens, mais non dans celui qu’ils ont a
I’esprit.
2. Cela ressort clairement de 1’ouvrage de T. Burckhardt,
Principes el Methodes de Part sacre (Lyon. Derain, 1958). et
c’est ce qu’illustre aussi la relation etroite existant entre art
sacre et mysticisme.
18
Qu'est-ce que le soufisme ?
la mosquee de Cordoue ou la grande medersa de
Samarcande, qu’il s'agisse de la tombe d'un saint
au Maghreb ou au Turkestan chinois, c'est
comme si une seule et meme lumiere rayonnait
de chacune de ces oeuvres d'art 1 . » En meme
temps, l'universalite des grands monuments de
rislam est telle qu’en presence de n'importe
lequel d'entre eux on a I'impression de se trouver
au centre du monde 2 .
Loin d'etre une digression, la question de I'art
sacre nous ramene a notre theme central : en
reponse a la question : « Qu’est-ce que le sou-
fisme ? », une reponse possible serait simplement
— a condition que d'autres reponses inter-
viennent aussi — de designer le Taj Mahal ou
quelque autre chef-d'oeuvre de l'architecture isla-
mique. Et un soufi potentiel ne manquerait pas
de comprendre cette reponse, car c'est la saintete
qui est le but final du soufisme. et tout art sacre
dans le vrai et plein sens du terme est comme
une cristallisation de la saintete, de meme que le
saint est comme une incarnation de quelque
1. T. Burckhardt, « Perennial Values in Islamic Art », Studies
in Comparative Religion, etc 1967.
2. Cette idee a 6ti empruntie i\ la magistral demonstration
faite par Frithjof Schuon de la difference entrc art sacre et art
religieux mais non sacre. J'ai aussi pris la liberie de la transposer
de son contexte chretien, Voici le texte original : « Devant une
cath6drale, on se sent r6ellement situe au centre du monde;
devant une dglise en style Renaissance, baroque ou rococo, on ne
se sent qu'en Europe » (De I’unitt 1 transeendante des religions.
Paris. Gallimard, 1948. p. 79).
Universalite du soufisme 19
monument sacre, Pun et l'autre etant des mani-
festations de la Perfection divine.
Selon la doctrine islamique, la perfection est
une synthese des qualites de majeste et de beaute;
et le soufisme, ainsi que de nombreux soufis
Pont exprime, est un revetement de ces qualites
divines : cela implique que I’arne se depouille
des limitations de l’homme dechu, des habitudes
et des prejuges qui etaient devenus une « seconde
nature », et se couvre des caracteristiques de la
nature primordiale de Phomme fait a Pimage de
Dieu. C'est ainsi que le rite d 'initiation, dans
certains Ordres soufiques, prend effectivement la
forme d'une investiture : un manteau (khirqah)
est place par le cheikh sur les epaules de Pinitie.
Le novice prend le genre de vie de Padepte,
car une partie de la methode de tous les mysti-
cismes — de nul autre plus que du mysticisme
islamique — consiste a anticiper sur la fin;
Padepte continue a vivre comme vivait le novice
qu'il fut. La difference est que la voie, c'est-a-dire
le soufisme, est devenue tout a fail spontanee
pour Padepte, car la saintete a triomphe de la
« seconde nature ». Pour le novice, la voie est,
au debut, surtout une discipline. Mais Part sacre
est comme une grace divine qui peut rendre
facile ce qui est difficile. Sa fonction — qui est la
fonction supreme de Part — est de precipiter
dans Pame une victoire de la saintete, dont le
chef-d'oeuvre en question est une image. En
tant que complement a la discipline — nous
pourrions meme dire : en tant que repit — il
20 Qu'est-ce que le soufisme ?
presente le chemin a suivre comme s'il s’agissait
d'une vocation naturelle au sens litteral, faisant
appel a tous les elements de l'ame en vue d'un
acte d'adhesion unanime a la Perfection qu'il
manifeste.
Si Ton demande : ne pourrions-nous pas desi-
gner le temple de Hampi ou la cathedrale de
Chartres, aussi bien que le Taj Mahal, comme une
cristal I isation du soufisme? la reponse sera un
« oui » sur lequel prevaudra un « non ». Aussi
bien le temple hindou que la cathedrale chre-
tienne sont des manifestations supremes de
majeste et de beaute, et un pretend u soufi qui
ne saurait le reconnaitre manquerait a sa quali-
fication, etant donne qu'il aurait omis de temoi-
gner la consideration qui est due aux signes de
Dieu. Mais il faut se souvenir que Part sacre
existe pour tous les membres de la coniniu-
naute dans laquelle il fleurit et qu'il represente
non seulement la fin, mais aussi les moyens et
la perspective, ou, en d'autres termes, I'ouverture
de la voie vers la fin; et ni le temple, ni la cathe-
drale n'etaient destines a manifester les ideaux de
T Islam et a le rOveler en tant que moyen vers la
fin comme le sont les grandes mosquees et, sur
un autre plan, les grands soufis. 11 ne serait certai-
nement pas impossible de relever l'affinite existant
entre ces deux modes particuliers de majeste et
de beaute manifestos dans ces deux modeles
islamiques, c'est-a-dire dans les perfections sta-
tiques de pierre et dans leurs equivalents dyna-
miques vivants. Mais une telle analyse de ce que
21
Universalite du soufisme
Ton pourrait appeler le parfum de la spirituality
islamique sortirait du cadre d’un livre comme
celui-ci. Qu'il suffise de dire que I’ unite de la
Verite se reflete dans toutes ses revelations,
non seulement par la qualite d'unicite, mais
aussi par celle d 'homogeneity. Ainsi, chacune des
grandes civilisations theocratiques est un tout
unique et homogene qui differe de toutes les
autres, comme un fruit differe d'un autre bien
qu'il ait toujours le meme gout sous tous ses
aspects differents. Le mystique musulman peut
done se donner entierement, sans aucune reserve ’,
a une grande oeuvre d'art islamique; et, s'il
s'agit d'un sanctuaire, il peut, en y entrant, le
revetir comme une robe de saintete et le porter
comme un prolongement presque organique du
soufisme qu'il a aide a triompher dans son ame.
Le meme triomphe pourrait etre favorise par le
temple ou par la cathedrale, mais ce mystique ne
saurait « porter » aucun de ces derniers — du
moins aussi longtemps qu'il n’aura pas transcende
efTectivement toutes les formes par la realisation
1 . C"est-a-dire sans crainte de recevoir une vibration ctrangcre,
car deux perspectives spirituelles peuvent, pour des raisons de
doctrine ou de mdthodc, s'exclure mutuellement dans certains
de leurs aspects, cependant qu'elles convergent vers le meme but.
Vtais l’art sacr£ est un auxiliaire et ne constitue pas normalement
un moyen central de realisation spirituelle. Tout danger qui pour-
rait provenir de Part sacre d'une lignee traditionnelle autre que la
sienne propre est done beaucoup moindre que les dangers inhe-
rents 4 la pratique des rites d'une autre religion. Une telle viola-
tion de I'homogeneite spirituelle peut provoquer un choc assez
violent pour desequilibrer Fame.
22 Qu'esl-ce que le soufisme ?
spirituelle, ce qui est tres different d'une compre-
hension purement theorique.
L'art sacre a ete mentionne parce qu'il four-
nit un exemple immediatement manifeste de la
compatibility entre l'universel et le particulier.
La meme compatibility apparait dans le symbo-
lisme du cercle avec son centre, ses rayons et
sa circonference. Le mot « symbolisme » est
utilise ici pour montrer que le cercle est regarde,
non comme une image arbitraire, mais comme
une forme enracinee dans la realite qu'elle
illustre, en ce sens qu'elle est redevable de son
existence a cette realite dont elle est en fait
un prolongement existentiel. Si la Verite n'etait
pas rayonnante, il ne pourrait rien exister de
comparable a un rayon, meme au sens geome-
trique, sans parler du chemin spirituel qui en
est l'exemple le plus eleve; tous les rayons dis-
paraitraient de 1’existence, et avec eux I'univers
lui-meme, car le rayon est l'un des plus grands
symboles : ii symbolise ce dont tout depend,
c’esl-a-dire la connexion entre le Principe divin
et ses manifestations ou creations.
Chacun est conscient d'« etre en un point »
ou d'« avoir atteint un point », meme s'il ne s'agit
que de la conscience d'etre parvenu a un age
determine. Le mysticisme commence avec la
conscience que ce point se trouve sur un rayon.
Ensuite, il procede par ce qui pourrait etre defini
comme une exploitation de ce fait, le rayon etant
une lueur de la Misericorde divine qui emane
du Centre supreme et ramene a lui. Le point doit
23
Universalite du soufisme
des lors devenir un point de misericorde. En
d'autres termes, il doit y avoir une realisation,
ou actualisation, consciente de la Misericorde
inherente au point constituant la seule partie
du rayon dont on a la disposition a ce stade.
Cela veut dire que Ton tire parti de ces possi-
bility de Misericorde immediatement dispo-
nibles que sont les aspects formels exterieurs
de la religion : bien que toujours a portee, ils
peuvent en efTet avoir ele tout a fait negliges,
ou mis en pratique de fagon seulement exoterique,
c'est-a-dire en considerant le point comme s'il
etait isole et sans reference au rayon dans sa
totalite.
Le rayon lui-meme est la dimension mystique
de la religion; ainsi, dans le cas de I'lslam, il
est le soufisme qui. a la lumiere de ce symbole,
apparait a la fois particulier et universel — par-
ticulier en ce qu'il est distinct de chacun des autres
rayons representant d'autres mysticismes, et
universel parce que, comme eux, il conduit au
Centre unique. Notre image dans son ensemble
revele clairement cette verite : lorsqu'un chemin
mystique approche de son But, il est plus proche
des autres mysticismes qu'a son depart 1 . Mais
I. Elle revele aussi, incidemment, I'inefficacite du dilettan-
tisme qui correspond it une ligne sinueuse qui. parfois, se dirige
vers ie centre et, parfois, s'en eloigne, croisant et recroisant
diffirents rayons mais n'en suivant aucun avec Constance, tout
en pretendant embrasser la synthese de tous, Ceux qui s’abusent
cux-memes de la sorte sont. pour citer un soufi du siecle dernier
(le cheikh ad-Darqawi), <( comme celui qui cherche de I'eau en
24
Qu'est-ce que le soufisme ?
il existe une verite complementaire et presque
paradoxale qu'elle ne peut pas reveler J , mais
qu’elle sous-entend par 1 'idee de concentration
qu'elle evoque : plus de proximite ne signifie
pas que 1'on soit moins distinct, car plus on est
pres du centre, plus la concentration est forte;
et plus la concentration augmente, plus la « dose »
est condensee. L'essence concentree de l'lslam
ne se trouve que chez le saint soufi qui, en par-
venant au terme du Chemin, a porle les ideaux
specifiques de sa religion a leur developpement le
plus eleve et le plus complet, exactement comrne
l'essence concentree du christianisme ne peut
se rencontrer que chez un saint Francois, un
saint Bernard ou un saint Dominique. Autrement
dit, ce n'est pas seulement l'universalite qui gagne
en intensity a I’approche du But, mais aussi
I'originalite de chaque mysticisme particulier.
D'ailleurs, il ne saurait en etre autrement attendu
creusani un peu par-ci et un pcu par-la; il ne trouvera pas d'eau
et mourra de soif, tandis que celui qui crcuse en un seul endroit,
confiant en Dieu et s'cn remettant & Lui, trouvera de I'eau; il
en boira et il en fera boire aux autres » ( Letters of a Sufi Master,
Londres. Perennial Books, 1968, p. 29). (N.d.T. : des extraits
plus reslreints de ces letlres ont egalement paru dans les n°“ 394,
1966. et 402-403, 1967, des fitudes traditionneUes, 1 1, quai Saint-
Michel, Paris.)
I. Un symbole est par definition fragmentaire, en ce qu’il
ne peut jamais capter tous les aspects de son archetype. Ce qui
lui echappe dans le cas particulier est cette verite que le Centre
est infininient plus grand que la circonference. C’est pourquoi
il faut le completer dans le fond de noire esprit par un autre
cercle dont le centre representerait ce monde et dont la circonfe-
rence symboliserait I'infini qui contient tout.
Universality du soufisme 25
que l'originalite est inseparable de l’unicite, et
celle-ci, de meme que I’universalite, s’accroit
necessairement du fait de la proximite de 1‘ Unite
dont elle procede.
Tous les mysticismes sont egalement universels
au sens large du terme en ce qu'ils conduisent
tous a la Verite une. Mais un trait qui fait l’ori-
ginalite de l’lslam, et done du soufisme, est ce
qu'on pourrait appeler une universality secon-
daire, ce qui peut s'expliquer avant tout par
le fait que, etant la derniere Revelation du present
cycle temporel, il en est necessairement un peu
comme la recapitulation. Le credo islamique est
enonce dans le Coran comme une croyance en
Dieu, Ses Anges, Ses Livres et ses Messagers 1 .
Le passage suivant est aussi revelateur a cet
egard; on ne pourrait trouver, ni dans lejudai'sme,
ni dans le christianisme, rien de comparable a,
par exemple, ceci : Nous avons dome a chacun
d'entre eux une loi et une regie. Si Dieu 2 Vavait
voulu , II aurait fait de vous une seule communaute.
Mais II a voulu vous eprouver par le don qu'll
vous a fait. Cherchez a vous surpasser les tins les
autres dans les bonnes actions. Votre retour, a
tous, se fera vers Dieu; 1 1 vous eclair era, alors,
au sujet de vos divergences 3 . En outre — et e’est
1. II, 285.
2 . Le Coran fait parler la voix de la Divinite non seulement a
la premiere personne (au singulier ou au pluriel), mais aussi a
la troisieme personne. passant parfois de I'une a I'autre dans deux
phrases consecutives, comme e'est ici le cas.
3. v. 48.
26 Qu'est-ce que le soufisme ?
pourquoi on peut parler d'un « cycle » temporel
— il y a une certaine coincidence entre le dernier
et le premier. Avec l’lslam, la roue a fait un tour
complet, ou presque; et c'est pourquoi il affirme
etre un retour a la religion primordiale, ce qui
lui confere encore un aspect d'universalite. L’une
des caracteristiques du Coran en tant que derniere
Revelation est que, parfois, il est, d'une certaine
maniere, diaphane, afin que la premiere Revela-
tion puisse transparaitre dans ses versels; et celte
premiere Revelation, qui est le Livre de la Nature,
appartient a chacun. Par deference envers ce
Livre, les miracles de Muhammad, a la difference
de ceux de Moise ou de Jesus, ne sont jamais
autorises a occuper le centre de la scene. Car
cela, dans la perspective islamique, doit etre
reserve au grand miracle de la creation, lequel,
a mesure que les temps s'ecoulent, est regarde
de plus en plus comme quelque chose allant de
soi, mais doit etre retabli dans son sens original.
A ce propos, il n'est pas deplace de mentionner
que I'un des dires du Prophete le plus souvent
cite par les soufis est la « Tradition sainte »
(hadith qudust 1 ), designee de la sorte parce que
Dieu y parle directement : « J'etais un Tresor
cache et J'ai desire etre connu. alors J'ai cree le
monde. »
I. Le mot <i Tradition » sera toujours utilise avec une majus-
cule lorsqu'il sera la traduction d'un hadiih, litteralement « dire
transmis » (par le Prophete lui-meme ou par I'un de ses compa-
gnons se r6f6rant a lui).
27
Universality du soufisme
C’est sans doute en vertu de ces aspects d'uni-
versalite, et d'autres aussi, que le Coran declare,
s'adressant a 1 'ensemble de la communaute des
musulmans : Nous avons fait de vous un peuple
du milieu *; et il ressortira peut-etre des chapitres
suivants, meme si ce n'est pas leur intention
expresse de le demontrer, que le soufisme est,
en fait, une manure de pont entre I’Orient et
1' Occident.
1. I!, 143.
3
Le Livre
Si, se referant a notre symbolisme de base,
on demande quelle est la forme prise par le
flot de la maree, il faut repondre qu'il prend sur-
tout la forme d’un livre, le Coran. Les soufis
parlent de « chercher a se noyer » (istighrdq)
dans les versets du Coran qui, selon Tune des
doctrines les plus fondamentales de V Islam, sont
la Parole increee de Dieu l . Ce qu'ils cherchent,
c'est, pour employer un autre terme soufique,
I’ extinction (fana) du cree dans I'lncree, du
temporel dans I'Eternel, du fl n i dans Plnfini;
et, pour certains soufis, la recitation du Coran a
constitue, durant toute leur vie, le principal
moyen de concentration sur Dieu, ce qui est
Tessence meme de tout chemin spirituel. II arrive
que des soufis le recitent continuellement —
1. A l'instar de I'hindouisme et du judai'sme, l'lslam etablit
une nette distinction entre Revdlation et inspiration. Une Reve-
lation est consubstantielle a la Divinite dont elle est une projection
ou un prolongement, alors qu'un texte inspire est compose par
I'homme sous I ’influence de I'Esprit divin. Dans le christianisme,
la Revelation est Jesus lui-meme, les £vangiles se situant au
degre de I’inspiration.
Le Livre
29
par exemple, en Inde et en Afrique occidentale — ,
meme s'ils savent tres peu d'arabe; et si I'on
objecte a cela qu'une telle recitation ne saurait
avoir sur Tame qu'un effet fragmentaire etant
donne que I 'intelligence des recitants ne peut y
participer, on repondra que leur intelligence
est penetree par la conscience de participer a la
Parole divine. Ils savent, en outre, que le Coran
est un flux el un reflux — qu’il flue de Dieu vers
eux et que ses versets sont des signes miraculeux
(ayat) qui les reconduiront vers Dieu, et c’est
precisement pour cela qu'ils le lisent.
Le texte lui-meme justifie cette attitude, car,
si le theme du Coran est avant tout Allah Lui-
meme, son theme secondaire est qu'il vient direc-
tement de Lui par voie de Revelation et qu'il
ramene a Lui en dirigeant le long de la voie droite.
Immediatement apres les sept versets d'ouver-
ture, le corps principal du texte coranique com-
mence par une affirmation de son authenticity
et de son efficacite : Alif-Lam-Mim , Void le
Livre, il ne renferme aucun cioute; U est une direc-
tion pour les pieux. La premiere initiate represente
Allah, la seconde Rasul ', « Messager », c'est-a-
dire la nature celeste du Prophete, et la troisieme
Muhammad, nom de sa nature humaine. En vertu
de la continuity qu'elles representent, ces lettres
figurent le flux de la vague, la direction en etant
t. En arabe. la finale, aussi bien que I 'initiate des lettres radi-
cals, peut representer le mot entier. Parfois la lettre Lam est
interpretee dans ce contexte comme signifiant Jibrtl , l’archange
Gabriel, qui transmit la Revelation it Muhammad.
30 Qu'est-ce que le soufisme ?
le reflux. La meme authenticate et la meme effica-
cite sont affirmees par les deux noms de Mise-
ricorde, ar- Rahman et ar-Rahim, par lesquels
debutent les chapitres du Coran. Le premier
designe surtout l'Ocean Lui-meme dans son aspect
de Bonte et de Beaute infinies, lequel, par sa
nature, deborde; ar- Rahman peut ainsi, par
extension, designer aussi le flot de la vague, la
Misericorde qui cree, revele et envoie des Mes-
sages angeliques et humains. Des paroles telles
que Nous avons revele cela ou Nous t'avons
[ toi , Muhammad ] envoye comme Message r, sont
comme un refrain revenant constamment dans
tout le texte coranique. Avec non moins d'insis-
tance reviennent les versets affirmant Lattraction
de l'lnfini, la Misericorde d 'ar-Rahim qui pousse
Lhomme a retourner a son origine, le rendant
capable de transcender ses limitations humaines
et terrestres, versets tels que : En virile Dieu
est le Tout-Par donneur , le Tout-Misericordieux \
ou Dieu con vie ceux qu'll veal au sejour de la
Paix, ou Aupres de Lai est Tachevement ultime ,
ou l'injonction Repondez a Pappel de Dieu , ou
encore la question Toutes choses ne retournent-
elles pas a Dieu ? Le Coran est impregne de
finalite; et, en particulier, en tant que derniere
Ecriture du cycle, il est hante par PHeure, le
terme soudain qui est pesant dans les cieux et sur
la ter re 2 , dont la mention est un refrain qui
1. Le nom ai-Ral)iin est le plus souvent precede dans le Coran
par at-Chafur, le Tout-Pardonneur.
2. vii, 187.
Le Livre
3 !
complete celui de la creation et de la revelation.
La Revelation islamique embrasse tous les
aspects de la vie humaine, ne laissant absolu-
ment rien a « Cesar »; et, par la loi des actions
et reactions concordantes, la plenitude de son
flux dans ce monde produit ses effets dans I'eten-
due de son reflux et dans la profondeur avec
laquelle celui-ci retourne au domaine de la verite
metaphysique. Certains passages atteignent un
niveau qui transcende infiniment la dualite du
Createur et du cree, du Seigneur et de I’esclave,
et qui n'est rien moins que le degre de I'Essence
divine Elle-meme L
Le Coran est le livre de la communaute entiere,
et toutefois il est en meme temps, et avant tout,
le livre d’une minorite, le livre des elus spiri-
tuels. II presente ce double aspect selon des
modes difierents. D'abord, il abonde en versets
« ouverts » que tout croyant peut et doit s'appliquer
a soi-meme, mais dont on peut dire neanmoins
qu'ils s'appliquent de faqon preeminente aux
soufis. Parexeniple, la F&tiha , le chapitre d'ouver-
ture, contienl une supplication disant : Guide-
nous dans le droit cliemin. Cela revient plusieurs
fois dans la priere rituelle et constitue done la
supplication la plus frequemment repetee dans
'Islam. Cependant elle « appartient » speciale-
ment aux soufis, car, etant parmi les membres
1 II va sans dire qu’aucunc Revelation ne peut manquer
d'atteindre ce niveau. Le christianismc, par exemple, y parvient
■nplicitement. de meme qu'il embrasse implicitement 1'ensemblc
•de la vie. Mais le Coran fait Tun et I'autre explicitement.
32
Qu'est-ee que le soufisme ?
de la communaute les plus « soucieux du che-
min », ils peuvent se mettre eux-memes dans
ce verset comme les autres ne le sauraient, y
entrant comme dans leur propre element. En
outre, ils sont les seuls a pouvoir faire valoir le
superlatif sous-entendu dans le verset. En general,
le mystique pourrait etre defini comme celui qui
s'est demande a lui-meme : « Quel est le chemin
le plus droit ? » C'est en reponse a cette question
que le soufisme existe et pour nulle autre raison,
car il est, par definition, la voie la plus directe
pour approcher Dieu, si bien que le mot tariqah
(voie 1 ) designe par extension un Ordre soufique
ou une confrerie.
Un autre verset, Ires aime pour sa remarquable
beaute ainsi que pour sa signification, et que tous
recitent, specialement dans les temps d'epreuve,
est le verset de la « quete du retour » ( istirja l ) :
En verile nous sommes a Dieu el a Lui nous retour-
nons 2 . Les soulis estiment que le soufisme tout
entier est resume dans ce verset; ils le chantent
souvent lors de leurs reunions et parfois le
repetent un certain nombre de I'ois sur le rosaire;
et en fait, bien que chaque croyant soit neces-
sairement « a Dieu » a un degre ou a un autre,
on peut dire que le mystique est « a Dieu » d'une
maniere qui n'est pas celle du reste de la commu-
naute, car mysticisme veut dire consecration
1. II est en partie synonymc de ciral (chemin) mais a un sens
plus etendu et pourrait etre traduit par « voies et nioyens ».
2. Inna li-Lhahi wa inna ilayhi rajiU’in. it, 156.
Le Livre
33
totale. De plus, il faut rappeler, a propos de
ces deux versets, que le soufisme n'est rien sinon
un mouvement de retour, un reflux, et que, de ce
point de vue, les autres membres de la commu-
naute, bien que tournes dans la bonne direction,
sont stationnaires. Meme dans leurs propres
rangs, les soufis etablissent une distinction entre
les membres plus centraux d’un Ordre, qu'ils
appellent des « voyageurs » (salikun), et les
membres plus peripheriques. qui sont relative-
ment immobiles.
On peut dire de tels versets qu'ils sont
« ouverts », parce qu'ils s'appliquenl a toute
la hierarchie de l'aspiration spirituelle a ses
divers degres. Neanmoins, recart entre le plus
bas et le plus eleve des degres suflit a consti-
tuer une difference de signification; et en fait, le
prophete a dit que chaque verset du Coran a
« un exterieur et un interieur ». Nous venons de
voir deux exemples de significations interieures.
Pour ce qui est de l'« exterieur » des versets en
question, le « droit chemin » exoterique est
celui qui consiste a ne pas devier de la loi de
l'lslam, alors que le mouvement de retour designe,
dans son sens ie plus exterieur, le passage par une
vie pieuse jusqu'a la mort. Les deux significations,
l’exterieure et 1'interieure, concernent les soufis;
mais, pour les membres de la majorite, indepen-
damment du fait qu'ils ne sont en general pas
disposes mentalement a accepter plus d'une
signification pour une seule expression verbale,
il serait difficile de comprendre ce que les soufis
2
34
Quest-ce que le soufisme ?
entendent par « voyage » (suluk), c’est-a-dire
I'approfondissement interieur ou le reflux du
soi fini en direction de son Principe divin.
Dans de nombreux versets, les sens exterieur
et interieur s’appliquent a des domaines tres
diflerents. Un jour, au retour d'une bataille
contre les infideles, le Prophete dit : « Nous
sommes revenus de la petite Guerre sainte a la
grande Guerre sainte. » Ses compagnons deman-
dcrent : « Qu'est-ce que la grande Guerre
sainte ?» et il rcpondit : « La guerre contre I'ame. »
On trouve ici la cld du sens interieur de tous
les versets du Coran se rapporlant k la Guerre
sainte et aux infideles. Admettons que ce dire
du Prophete apporte quelque chose a chacun,
et la plupart des musulmans pourraient pre-
tendre avoir l'experience de la lutte contre les
inlideles de I'interieur, c’est-a-dire contre les
elements rebelles et non musulmans de I'ame.
Mais resister de temps en temps a la tentation
est une chose, et faire la guerre en est une autre.
La grande Guerre sainte dans son sens plenier est
le soufisme, ou, plus precisement, elle en est un
aspect et ne regarde que les soufis. Le Coran
declare : Combat tez les idolatres totalement \ et
ailleurs : Combat tez-les jusqu'a ce quit n'y ait
plus de sedition , et que la religion soil toute a
Dieu 1 2 . Cela, seul le mystique est capable de le
realiser interieurement, et lui seul sait ce que cela
1. ix. 36.
2. vm. 39.
Le Livre
35
veut dire de maintenir une opposition metho-
dique contre ses propres possibility inferieures
et de porter la guerre dans le territoiredel'ennemi,
de maniere que Fame soit tout entiere « a Dieu ».
C'est a cause des dangers de cette guerre qu'aucun
esoterisme n'est aise d'acces. En fail, mais non
de propos delibere, Fexoterisme est un etat
de treve avec des escarniouches occasion nelles
et livrees de fagon decousue; et il est bien pre-
ferable de demeurer exoteriste que de susciter
toute la fureur de I'ennemi et, ensuite, d'abandon-
ner la lutte, laissant les possibility inferieures
envahir Tame.
II serait possible de donner une multitude
d'autres exemples de significations interieures
ne concernant que les soufis. Mais, comnie on
en citera plusieurs dans les chapitres suivants,
il suflira pour Finstant d'insister sur Faffinite
que les soufis out generalemenl avec le Coran
en verlu de ce qui les distingue plus specialement
Jes autres musulmans, a savoir le fait que leur
choix delibere et irrevocable de FEternel de
preference a Fephemere n'est pas simplement
•heorique et mental, mais est si totalement sin-
cere qu'il les a ebranles jusqu'au plus profond
de leur etre et les a mis en mouvement sur le
-hemin. Le Coran lui-meme est une cristallisa-
tion de ce choix, car il insiste sans arret sur la
disparite immense existant entre ce bas monde
et le monde transcendant de FEsprit, alors que,
d'un autre cote, il blame continuellement la
folie de ceux qui choisissent le plus bas au lieu
36 Qu'est-ce que le soufisme ?
du plus eleve, le plus mauvais au lieu du meilleur.
En tant qu'oppose a cette folie, le soufisme peut
etre defini comme un sens des valeurs ou un
sens des proportions. La definition ne serait pas
inadequate, car qui dans le nionde, a part leurs
pairs dans les autres religions, pourrait se compa-
rer aux soufis pour ce qui est de mettre les pre-
mieres choses au premier rang et les secondes
au second ? De fa?on analogue, le Coran se defi-
nit comme al-Furqan, ce qu'on peut traduire
par « Critere des valeurs », « Instrument de dis-
crimination », ou simplement « Discernement ».
Une qualite essentielle du message coranique
est I'etablissement d'une hierarchie de valeurs
offrant des criteres pour mettre chaque chose a sa
place ainsi qu'une base generate devaluation. II
ne distingue pas seulement entre juste el faux,
orthodoxie el heresie, verite et erreur, religion et
paganisme. 11 etablit aussi une distinction, dans
le domaine meme de l'orthodoxie, entre ceux qui
observent une certaine reserve dans leur culte,
et, parallelement, s'il s'agit de la grande Guerre
sainte, entre ceux qui sortent en avant pour se
battre et ceux qui restent en arriere. Les uns et
les autres recevront leur retribution. Dieu a
prom is a tous d'excellentes choses. Mais Dieu
prefere les combat tants aux non-combattants et II
leur reserve une recompense sans limites 1 . Une
autre distinction, parallele mais non forcement
identique, est faite entre les avarices , dont il est
1. iv. 95.
Le Livre
37
dit qu'ils sont rapproches de Dieu (muqarrabtin,
mot servant a distinguer les Archanges des
Anges), et les gens de la droite (les infideles etant
les gens de la gauche '). Ailleurs, en deux occa-
sions, ceux qui forment la categorie la plus
eievee, et qui sont aussi denommes les esclaves de
Dieu alin de marquer leur extinction en Lui, sont
mis en contraste avec les justes Ces derniers
sembleraient occuper une position intermediaire
entre les avances et les gens de la droite. II est, en
tout cas, significant” de constater que les avances
sont represents au Paradis commc buvant
directement aux deux Sources supremes, alors
que les justes y boivent indirectement, c'est-ii-dire
qu'ils se desalterent a un courant tenant sa saveur
de Pune ou de I'autre de ces sources, et que les
gens de la droite boivent de I'eau. Ce symbolisme
; i riche de significations se passe de commentaires
puisque, pour le comprendre, il nous suliit de
considerer la communaute islamique telle qu'elle
a toujours ete et qu'elle est encore aujourd'hui.
Quelles que puissent etre ses subdivisions, les
trois categories principales de la hierarchie spiri-
’.uelle demeurent, avec, premierement, ceux des
-.oufis qui sont « voyageurs », deuxiemement,
ceux qui sont relativement « stationnaires », et,
troisiemement, la majorite « exoterique ».
II est vrai que les distinctions « furqaniques »
existent pour ('information de tous. Mais une
1. lvi, 8-40.
2. lxxvi, 5-6; lxxxiii, 18-28.
38 Quest-ee que le soufisme ?
hierarchie ne peut etre saisie totalement que par
ceux qui se trouvent a son sommet. Le Coran
etablit cette hierarchie d'en haut; et le soufi, du
fait qu'il « se pousse » en direction du sommet,
est celui qui parvient le plus pres du point de vue
coranique le plus pres de la personification
d'al-Furqan.
Le sujet de ce chapitre debordera necessai-
rement sur les autres, puisque la doctrine et la
methode du soufisme ont toutes deux leurs
racines dans le Coran. Mais le present contexte
exige au moins une mention de ceci : certaines
formulations du Coran paraissent destinees,
meme par rapport a leur message litteral, aux
soufis exclusivement. Nous n’en citerons main-
tenant qu'un exemple, d'autres devant se pre-
senter par la suite.
Nous [Dieu] sommes plus pres de lui [I'liomme]
que sa veine jugulaire 1 . Cela ne saurait etre
designe comme un verset « ouvert » tel que
Guide-nous dans le droit chemin, que chacun est
libre d 'interpreter selon sa conception du chemin
et de ce qui est la direction droite. Cela n'est pas
non plus comparable a ces versets dont le sens
litteral est un voile sur une verite qui n'est pas
pour tous. lei, exceptionnellement, l'« interieur »
est la signification litterale. L'exterieur « pro-
tected » est simplement l'eblouissement cause
par le devoilement soudain de ce qui est, pour
i’homme, la verite des verites. La majorite
1. I., 16.
Le Livre
39
eblouie tourne son attention sur d'autres versets;
mais, au moins pour certains de ceux qui le
saisissent litteralement, ce verset ne laisse aucun
autre choix que de partir a la recherche d’un
cheikh soufi — d’un maitre spirituel capable de
montrer la voie permettant de se conformer a
cette proximite.
4
Le Message r
Apres la mort de Muhammad, un jour qu'on
demandait a A'icha, son epouse preferee, a quoi
il pouvait se comparer, elle repondit : « Sa nature
etait comme le Coran. » Cela doit etre compris
comme signifiant que, de son experience intense
el intime du Prophete, elle gardait 1'impression
qu "il etait une incarnation du Livre revele. Et cela
n‘est pas surprenant au regard de I'analogie
existant entre le Message et le Messager, car le
Messager (rasul) n’est pas seulement celui qui
regoit le Message revele, mais il est aussi, comme
la Revelation elle-meme, « envoye » — c'est ce
que signifie rasul — dans ce monde a partir de
PAu-Dela. La doctrine islamique du Rasul est,
au fond, la meme que la doctrine hindoue de
VAvatdra, la difference immediate etant que le
terme Avatdra veut dire « descente », c'est-a-dire
celle de la Divinite, cependant que le Rasul est
defini soit comme un Archange, soit comme une
incarnation humaine de I’esprit. Mais il s'agit
d'une difference de perspective plus que de fait,
car 1'Esprit possede un aspect incree ouvert sur
la Divinite, aussi bien qu'un aspect cree. La
Le Messager
41
Divinite du Rasul est voilee par la hierarchie des
degres spirituels marquant la ligne de sa descente,
et la raison de ce voile est de preserver la doctrine
de 1’ Unite divine, alors que, dans le cas de
Y Avatara, on « replie » volontiers la raeme
hierarchie pour ne pas porter atteinte a I'identite
du moi avec le Soi qui constitue l’essence de la
doctrine hindoue de V Advaita (non-dualite).
Cette identity est aussi I'essence du soufisme, mais
i les soufis ont tendance a I'exprimer de fagon
i elliptique, sauf, comme nous le verrons, dans
leurs « jaculations inspirees ».
L'aspect le plus frappant du parallelisme entre
le Coran et Muhammad se remarque sans doute
dans Petendue de leur penetration, 1'un et 1'autre
pouvant se comparer a la vague de grand elan
deferlant sur la terre jusqu’a des points excep-
tionnellement eloignes. De menie que le Coran
i embrasse tous les aspects de la vie humaine, ce
fut la destinee de Muhammad de penetrer avec
une envergure exceptionnelle dans le domaine de
I'experience humaine aussi bien publique que
privee l . Le reflux correspond au flux : la plenitude
terrestre du Prophete se combine avec une
sensibility extreme au magnetisme de 1'Au-Dela;
1. Muhammad ne fut pas seulement berger, marchand, errnite,
exil6, soldat, legislateur et proph6te-pretre-roi ; il fut aussi orphclin
t i mais avec un grand-pere et un oncle particulterement aimants),
pendant de longues ann6es epoux d'une seule femme beaucoup
plus agee que lui, frequemment pere d'enfants qui lui furent
enlev6s, veuf, et finalement epoux de plusieurs femmes dont
certaines beaucoup plus jeunes que lui.
42
Qu'est-ce que le soufisme ?
et cette combinaison a laisse une empreinte
indelebile sur l'lslam dans son ensemble et, en
particulier, sur le soufisme. On en trouve une
expression dans ce dire bien connu du Prophete :
« Agissez pour ce monde comme si vous deviez
vivre mille ans, et pour l'autre comme si vous
deviez mourir demain. » 11 y a la, d'une part, une
exigence de perfection — de patiente exactitude,
pourrions-nous dire — incombant a I'homme en
sa qualite de representant de Dieu sur terre; et
c'est, d 'autre part, une exhortation a etre pret a
quitter ce monde a tout moment. Les deux
injonctions n’ont en vue que la volonte du Ciel
et, a la lumiere de la seconde, il est evident que la
premiere doit etre appliquee dans un esprit de
detachenient, car etre pret a partir empeche de se
lier. Ainsi le Prophete a pu dire, sans aucune
inconsequence : « Sois dans ce monde comme un
Stranger ou comme un passant. »
II convient de souligner son desinteressement
du monde, fait que l'Occident a largement ignore,
en grande partie parce que son aspect, histori-
quement frappant, de plenitude terrestre — par-
fois interprets, de fagon totalement erronSe,
comme « mondanitS » — a StS jugS comme
contredisant un tel dStachement, alors que ces
deux aspects sont, comme nous l'avons vu,
complementaires et interdependants. II est signi-
ficatif qu'en donnant le Prophete en exemple a
suivre le Coran insiste d’abord sur le « reflux de
la vague » : Vous avez dans le Messager de Dieu
un he! exemple pour celui qui espere en Dieu el
Le Message/-
43
dans le jour dernier , el qui invoque souvent le nom
de Dieu '. Cette mention du Jour dernier rappelle
que, comme le Coran lui-meme, le Prophete est
hante par 1'Heure; et cette hantise ne saurait etre
dissociee de I'un des evenements fondamentaux
de sa mission, le Voyage nocturne, aussi appele,
d’apres son principal episode, I' Ascension 1 2 . Ce
tut comme si sa « capacile d'etre prel a partir »
avait soudain dcborde du plan le plus eleve pour
se repandre sur tous les autres, de sorte que,
pour Iui, se produisit une breve anticipation de
1‘Heure et qu'il eut un avant-gout de la Resur-
rection : sur le Rocher de Jerusalem, ou il avait
ete miraculeusement transport^ de La Mecque,
il lut « decree », c'est-a-dire reabsorbe, le corps
dans Lame, l ame dans V Esprit et 1’ Esprit dans la
Presence divine. Cette « reabsorption » marque
le trace du chemin des soufis 3 , et son aspect
d’« anticipation » est egalement significatif, car
c'esl l'un des sens fondamentaux du mot sdbiqun
que Lon a traduit au chapitre precedent par
« les avances » et qui est. comme nous l'avons vu,
l'un des termes coraniques designant les mys-
tiques de l‘ Islam. Rappelons a ce propos ce dire
1. xxxm. 21
2. Les deux grandes nuits de 1’annee islamique sont Laylat
al-Qadr (la Nuit du Pouvoir) et Layla I al-Mi'raj (la Nuit de
l‘ Ascension). Elies sont, respectivement, la nuit de la Descente
du Coran et celle de I' Ascension du Prophete.
3. II va sans dire que cela ne concerne pas le corps et I’ame,
a la difference du cas du Prophdte, mais I'essentiel, et qu'il s'agit
de la reabsorption du centre de conscience.
44 Quest-ce que le soufisme ?
du Prophete : « Mourez avant de mourir. » II est
vrai que tous les mysticismes connaissent de
telles formulations et que tous sont des antici-
pations; mais, bien qu'il s’agisse d'une distinction
relative, le soulisme, en tant que dernier mysti-
cisme du present cycle temporel, doit obliga-
toirement se caracteriser par une sensibilite
particuliere a cette « attraction » de 1'Heure —
elan supplemental qui offre sans doute une
compensation partielle aux conditions exterieures
defavorables de notre temps.
Les soufis savent aussi fort bien que cette
sensibilite doit se combiner avec des efforts actifs
dans le meme sens; et en cela, comme en toute
autre chose, ils sont, pour utiliser leur propre
formule, les « heritiers du Messager ». Si Muham-
mad est le Prophete de I'Heure, il y a la un
complement passif a sa fonction plus active de
Prophete de I’Orientation et du Pelerinage. Le
Coran remarque qu'il se preoccupe de l'orien-
tation '; et nous pouvons evaluer le poids de cette
preoccupation par la profondeur de I’impact que
ce fait a produit sur son peuple. Jusqu'a l'heure
actuelle, Tun des traits les plus immediatement
frappants de la communaute islamique est ce que
Ton pourrait appeler la « conscience de la
direction ». Cette disposition spirituelle, liee inex-
tricablement a la conscience d'etre « a Dieu »,
offre sans doute, elle aussi, une compensation
providentielle; et elle s'applique particulierement
I. n, 144.
Le Messager 45
au soufi qui, outre qu'il est plus consacre et plus
« soucieux du chemin » que les autres membres
de sa communaute, ne doit pas seulement dire
comrae eux la priere rituelle en direction de La
Mecque, mais accomplir beaucoup d'autres rites
durant lesquels il prefere se tourner du meme
cote, de maniere que cette « concentration »
exterieure et symbolique puisse servir de support
a la concentration interieure.
Si Ie Prophete et ses compagnons les plus
proches ont emigre de La Mecque a Medine, ce
fut par une necessite cosmique, afin que l’orien-
tation puisse acquerir, des I’epoque apostolique
et done en tant que precedent apostolique,
l'intensite accrue dont est charge le geste d'un
exile se tournant vers sa patrie. Beaucoup de cette
nostalgie demeure encore aujourd'hui, en ce sens
qu’un musulman — qu'il soit arabe ou non
arabe — est conscient d'avoir ses racines spiri-
tuelles a La Mecque 1 — conscience aiguisee une
fois par an dans chaque communaute islamique
par le depart et le retour des pelerins; et, dans les
cinq prieres rituelles quotidiennes, chaque cycle
de mouvements culmine dans une prosternation
qui peut etre decrite comme un epanchement de
Fame en direction de La Mecque. II ne faut
cependant pas oublier que le souvenir de Dieu est
1. Ce sentiment est lie inextricablement a la nostalgie vers le
Prophete ; et le fait de se tourner vers La Mecque, lieu de sa nais-
sance et du debut de I'lslam, revient en pratique (sauf pour la
petite minority qui vit dans ces regions) & se tourner aussi vers
Mfidine ou il a triomphe, est mort et est enterre.
46 Qu'est-ce que le soufisme ?
plus grand que la priere rituelle 1 2 , et I’une des
significations de ce passage cle est qu'il est « plus
grand » de se tourner vers le Centre interieur que
vers le centre exterieur. L'ideal est de faire Tun et
l’autre simultanement, etant donne que I'orien-
tation exterieure a ete institute avant tout en vue
de l'orientation interieure. « Notre accomplis-
sement des rites est considere comme ardent ou
tiede selon I'intensite de notre souvenir de Dieu
pendant que nous les accomplissons » On traitera
plus en detail par la suite de cette question de
l'accomplissement esoterique des rites exote-
riques. Ce qu'il s'agit de relever ici, c'est que,
pour les soufis, le chemin spirituel n'est pas
seulement la grande Guerre sainte, mais aussi,
et encore davantage, la « grande Priere » et le
« grand Pelerinage ».
La Kaaba (litteralement le « cube », dont elle
a la forme), « Maison de Dieu » au centre de
La Mecque. est un symbole du Centre de notre
etre. Lorsque I 'exile tourne sa face dans la direc-
tion de La Mecque, il aspire par-dessus tout, s'il
est soufi, au retour interieur, a la reintegration
du soi indi viduel fini et fragmentaire dans l'lnfi-
nitude du Soi divin.
L'homme etant un exile, un centre spirituel
symbolisera plus efficacement la patrie s'il n'est
pas immediatement accessible. C’est sans doute
1. XXIX, 45.
2. Enseignement du cheikh al-‘Alawi. Voir notre ouvrage Un
saint musutman du xx c siecle, Paris, Ed. Traditionnelles, 1967,
p. 114.
Le Message r
47
Tune des raisons pour lesquelles, a La Mecque,
au commencement de l’lslam, la priere etait
accomplie en direction de Jerusalem. Mais, si
I'homme est un exile d’abord en raison de son
existence separee de Dieu, il Test, en second lieu,
du fait de sa chute du Paradis. Deux retours au
foyer doivent done s’effectuer, et c'est sans doute
a cause de 1'exil second de I'homme que, lors
du Voyage nocturne, le Prophete fut d'abord
transports « horizontalement » de La Mecque a
Jerusalem avant son ascension « verticale », de
maniere que son voyage puisse etre le prototype
parfait du chemin qu'auraient a suivre les avarices
parmi son peuple. C'est seulement a partir du
centre de I'etat terrestre, e'est-a-dire au degre de
la perfection humaine, qu'il est possible d 'avoir
acces aux etats superieurs de l'etre. La premiere
partie du Voyage nocturne est comme une
demonstration de cette verite selon le symbo-
lisme spatial, mais sans tenir compte du fait que
le Prophete est lui-meme une personification du
centre, que celui-ci s'appelle « Jerusalem » ou
« La Mecque ».
En lui la perfection perdue est manifestce a
nouveau. Elle correspond au point culminant du
Hot de la vague, a partir duauel commence le
reflux. Nous avons deja vu que 1 'ideal est d'avoir
atteint la « plenitude terrestre » et d'etre « pret
a partir », et c'est vers cette perfection en equi-
libre entre le flux et le reflux que Inspiration du
mystique doit se diriger. Le Messager divin entre
dans ce monde et le quitte par la porte celeste
48 Qu'est-ce que le soufisme ?
vers laquelle tout mysticisine est oriente. Mais
le mystique lui-meme, comme les autres humains,
est entre dans ce monde par une porte simple-
ment cosmique; et, pour eviter de refluer par
une meme issue, sa petite vague individuelle doit
atteindre le point culminant de la grande vague,
afin que son propre flot relativement faible soit
submerge par le grand courant et entraine avec
lui L Ce n'est pas que le mystique soit jamais
capable de parvenir a ce point central de perfection
par ses propres efforts. Mais le Prophete lui-
meme est toujours present en ce centre et, a ceux
qui n'y sont pas, il a le pouvoir de jeter une « ligne
de sauvetage », qui est une chaine (silsilah) tragant
une lignee spirituelle remontant jusqu’a lui. De
la sorte, chaque Ordre soufique descend du Pro-
phete, et 1 'initiation a une tariqah signilie atta-
chement a la chaine particuliere de celle-ci. Cela
comporte une centralite virtuelle, c’est-a-dire une
reintegration virtuelle dans l'etat primordial,
reintegration qui doit alors etre rendue effective.
Le grand prototype du rite soufique d ’initia-
tion est un evenement survenu en un moment
crucial de l’histoire de l’lslam, environ quatre
ans avant la mort du Prophete : assis au pied
d’un arbre, il demanda a ses compagnons presents
de lui jurer fidelite en plus et en sus de l'engage-
1. Cette « submersion » n’est autre que la sanctification. Quant
au salut, les formes exterieures de la religion sont, selon notre
comparaison initiale, pareilles a des creux consacrds dans lesquels
la vague individuelle doit s’dcouler de manure ^ etre « sauv6e »
du reflux reprenant la direction d’ou il etait venu.
Le Messager 49
ment qu'ils avaient pris en entrant dans I'lslam.
Dans certains Ordres, ce rite de serrement de
mains comprend des elements supplementaires \
et, dans d'autres, il est remplace par differentes
formes d 'initiation dont 1'une est particuliere-
ment suggestive de l'idee de chaine comparee a
une ligne de sauvetage : le cheikh tend son rosaire
au novice; celui-ci en saisit l'autre extremite qu'il
tient pendant la prononciation de la formule
d'initiation.
Le lien a la chaine spirituelle donne a l'initie,
non seulement le moyen d’empecher son propre
reflux de se retirer dans la direction d'ou il etait
venu, mais aussi celui de progresser le long du
chemin spirituel s'il est qualifie pour le « voyage ».
L ’attraction de la chaine transcende infiniment
les efforts du voyageur, lesquels sont pourtant
necessaires pour la rendre operante. Une « Tra-
dition sainte » declare : « S'il [Mon esclave]
s’approche de Moi d’un empan, Je m'approche
de lui d'une coudee, et s'il s'approche de Moi
d'une coudee, Je m’approche de lui d'une toise;
et s'il vient vers Moi lentement, Je viens vers lui
rapidement. »
II va sans dire que le symbolisme spatial n'est
pas capable d’exprimer de fagon adequate les
effets de la barakah (influence spirituelle). Ce
serail une simplification excessive de presenter le
chemin comme suivant un trace horizontal suivi
1. Comme, par cxemplc, dans le rite d'investiture que I’on a
deja mentionnd.
50
Qu'est-ce que le soufisme ?
d'une ascension, car la virtualite conferee par la
liaison a la chaine permet, des la premiere partie
du voyage, d'anticiper sur la seconde. D’ailleurs,
il appartient a la methode de tout mysticisme de
proceder comme si le virtuel etait deja reellement
effectif. Le novice lui-meme doit aspirer a I'ascen-
sion, bien qu'il doive demeurer attentivement
conscient des imperfections qui, pour 1'instant,
empechent cette aspiration de se realiser. Nous
devons aussi nous souvenir que, merne si la
chaine suit un trace historique et done horizontal
jusqu'au Prophete, dont la perfection terrestre
est la seule base de I'ascension, cette perfection
est mise a la portee du disciple en la personne
du cheikh, qui se trouve deja au centre, deja
submerge dans la nature du Prophete et deja
assimile.
Le prototype du pacte entre Maitre et disciple
est enonce dans le Coran dans les termes suivants :
Dieu etait satisfait des croyants quand ils te
pretaient serment sous I'arbre. II connaissait le
co menu de leurs cirurs. 1 1 a fait descendre /’ Esprit
de Pctix sur eux. II les a recompenses par une
prompt e victoire l .
L’arbre figure l’Arbre de Vie et indique la
centralite que 1 'initiation confere virtuellement.
La « prompte victoire » est l’actualisation de
cette centralite. Le sens litteral du texte ne fut
mis pleinement en lumiere que deux ans plus
tard, lorsque La Mecque, centre exterieur, ouvrit
I. XLvni, 18.
Le Message r
51
ses portes sans effusion de sang a l'armee conque-
rante du Prophete. Apres le passage qui vient
d'etre cite, le Coran mentionne d’autres depouilles
devant etre conquises plus lard, et, litteralement,
celles-ci ne sauraient etre que les richesses de la
Perse et de pays plus eloignes d’Orient et d'Occi-
dent qui allaient bientot faire partie de l’empire
de l'lslam. Mais le mode d'expression est tel que
la signification plus profonde apparait clairement
a travers le sens litteral : D'autres elioses c/ont
vous n'etiez pas capables, II les a embrassees en
Sa puissance L Pour les soufis, ces paroles se
rapportent avant tout aux tresors de 1' Infinitude
divine que seul 1’lnfini Lui-meme a le pouvoir
d’embrasser 1 2 .
II ressort deja implicitement du premier verbe
de Pavant-derniere citation, radiya , « etait satis-
fait », que la divine promesse de victoire doit
s'etendre jusqu'a cette finalite supreme. Le subs-
tantif verbal est ridwdn , « bon plaisir », mais
cette traduction est tres inadequate. Pour s’en
rendre compte, il suffit de rappeler que, d’apres le
Coran, le ridwdn de Dieu est plus grand que le
Paradis 3 . De maniere a en degager plus claire-
ment le sens, il nous faut relever le mot « reab-
sorption » qui a deja ete employe a propos du
Voyage nocturne du Prophete comme marquant
le trace du chemin spirituel. La citation suivante
1. XLVIII, 21.
2. Ce verbe evoque immediatement le Nom divin al-Muhti,
Celui qui cerne loutes choses, nom de I’lnfini.
3. ix, 72.
52
Qu'est-ce que le soufisrrte ?
se rapporte a la meme verite universelle : « On
ne peut exister a l'encontre de l'£tre, ni penser a
l'encontre de 1 ' I ntelligence ; il nous faut accorder
nos rythmes a ceux de l'lnfini. Quand nous respi-
rons, une partie de 1 'air est assimilee, l’autre est
rejetee; de meme pour la resorption de la mani-
festation universelle : ne reste aupres de Dieu que
ce qui est conforme a sa nature l . » Ce passage
nous rappelle aussi l'expression coranique « rap-
proches de Dieu » qui, comme le Ridwdn , s'ap-
plique seulement aux plus grands saints. Ridwdn
ne signifie pas moins que ceci : Dieu nous accepte,
ce qui veut dire que nous sommes assimiles et non
rejetes. En d'autres termes, le but supreme du
soufisme est d'etre « inspire » par Dieu et reab-
sorbe, done de ne plus etre « expire » par la suite.
Au sujel du Ridwdn declare plus grand que le
Paradis, il faut noter que cela s'applique a celui-
ci dans un sens relatif. Mais, dans sa signification
la plus elevee, le mot Paradis designe I'lnsurpas-
sable, qui est le Paradis de I’Essence. En une
occasion, le Coran, soudain, enonce le message
suivant de caractere intime et mystique; les
concepts de Ridwdn et de Paradis y sont syno-
nymes en se rapportant au Terme du chemin,
e'est-a-dire a l’Absolu et a l'lnfini : O toi, ame
apaisee, retourne vers ton Seigneur , satisfaite et
agreee 2 ; entre parmi Mes serviteurs ; entre dans
1. F. Schuon, Images de /' Esprit, Paris. Flammarion, 1961, I
p. 151-152.
2. C’est-a-dire avec un Ridwdn mutuel.
53
Le Messager
Mon Paradis l . Les dernieres paroles se rapportent
- ce que les soufis nomment « Eternite apres l’ex-
.lnction 2 », 1’extinction elle-meme etant impli-
cite dans le mot « serviteurs ». Rappelons ici ces
propos d'un soufi persan : « Je suis entre en me
iaissant au-dehors. » En effet, puisque rien ne
saurait etre ajoute au Paradis de I'lnfini. ne peut
> entrer que rien.
Quand ils ont nomme un saint, les musulmans
ijoutenl : « Que Dieu soit satisfait de lui [ou
d'elle] », la mention du Ridwan etant alors comme
un sceau appose a la saintete 3 , a la grace d 'avoir
ete inspire et assimile par la Nature divine. Un
Messager, d'un autre cote, est une manifestation
de cette Nature; le fait d'etre « envoye » ne
ignifie pas qu'il aurait ete « expire » de sorte
qu’il lui serait necessaire d'etre reassimile. Au
contraire, il est venu pour assimiler les ames a
Infini et a l'Eternel, dont il est comme une
presence mysterieuse dans le domaine du fini et
iu temporel. Ainsi, parlant du pacte initiatique
d'allegeance qui confere virtuellement cette assi-
milation, le Coran declare : Ceux qui te pretent un
serment d'allegeance ne font que preter serment a
Dieu. La main de Dieu est au-dessus de leurs
1 . l xxxix, 27-30.
2. at-Baqa' ba'cl al-fana'.
3. La formule genera lement employee pour un mort, « Que
Dieu lui fasse misericorde », vise pour le moins le salut. Quant
sens le plus dlevd qu’elle peut prendre, il suffit de rappeler
-ae la Misericorde est infinie par definition.
54 Qu'est-ce que le soufisme ?
mains 1 . C'est en vertu de cette union, ou identite,
que le soi fini du Messager est continuellement
rejoint et comble de nouveau, pour ainsi dire,
par l’lnfini, et cela est exprime dans le verbe
(alia, qui est toujours utilise lorsque est men-
tionne le nom du Prophete, comme c’etait le
cas deja de son vivant : « Que Dieu le comble de
Gloire et lui donne la Paix. » La priere pour la
Paix (saldm) est ajoutee de maniere a rendre
harmonieusement possible ce qui est logique-
ment une contradiction dans les termes : la pre-
sence de rinfini dans le fini.
L'acces au Messager divin etant donne par le
lien avec la chaine spirituelle, et la virtualite du
Ridwan etant obtenue de lui, comment cette assi-
milation, ou cette reabsorption virtuelle, va-t-elle
s’actualiser ? L'un des moyens qu'il offre est
l'invocation de benedictions sur lui-meme, selon
la formule deja citee de gloire et de paix. « Un
ange est venu et m'a dit : ‘ Dieu dit : Personne
parmi ton peuple n’invoque de benedictions sur
toi sans que j'invoque sur lui des benedictions
decuplees ’ 2 . » Mais la gloire invoquee sur
Muhammad ne saurait se refracter dix fois sur
l'invocateur selon la promesse avant que celui-ci
ne realise efTectivement la perfection centrale qui
seule possede la capacite d'accueillir la gloire et
la force de la supporter. Autrement dit, le nom
1. XLVIII, 10.
2. Ce n’est que l'un des nombreux dires du Prophete exprimant
la meme idee.
Le Message r
55
Muhammad, en plus de sa reference au Messager,
peut et doit signifier pour l’invocateur « la per-
fection virtuelle que je porte en moi »>, alors que
ce nom agit en meme temps comme un bouclier
— ou plutot comme un fiitre — pour proteger la
virtualite contre ce que I’actualite peut seule sup-
porter. Cela n’est qu'un des nombreux exemples
de cette possibility, que nous avons deja signalee,
d'anticiper sur la deuxieme partie du voyage
avant que la premiere ait ete menee a son terme.
Le travail spirituel est surtout une accumulation
de grace qui ne peut prendre efTet avant que
l’aptitude a la recevoir ne soil acquise.
Un autre moyen de se laisser submerger dans
la nature du Prophete est de reciter ses norns et
les litanies qui leur sont associees. Et il en est
encore un autre, le plus direct, qui consiste a
s’appuyer particulierement sur Pun de ces norns,
Dliikru ' Lldh , le Souvenir de Dieu, et a devenir,
comme lui-meme, une personification de tout
ce que ce nom implique.
5
Le Canir
« Aujourd'hui 1 le soufisme ( ta^awwuf) est un
nom sans realite. Ce tut autrefois une realite
sans nom. » Commentant ces paroles, Hujwiri,
au siecle suivant, ajoutait : « Au temps des
compagnons du Prophete et de ses successeurs
immediats, ce nom n'existait pas, mais sa realite
etait en chacun. Maintenant le nom existe sans
la realite 2 . » De fagon semblable, mais sans etre
aussi absolu dans I'eloge ou dans le blame, I bn
Khaldun remarque que, dans la premiere gene-
ration de I’lslam, le mysticisme etait trop genera-
lement repandu pour avoir un nom specifique.
Mais, « lorsque la mondanite se repandit et que
les hommes devinrent de plus en plus dependants
des attaches de cette vie, ceux qui se consacraient
a 1 adoration de Dieu se distinguerent des autres
par rappellation de soufis 3 ».
1. Au x e sidcle, quelque trois cents ans apr£s le Prophete.
Celui qui parle est AbO’l-Hasan Fushanji.
2. Kushf al-Mahjub, chap. hi.
3. Muqaddimah, chap. xi. Le terme « soufi » traduit ici deux
mots dans Foriginal arabe, fufiyyah et muracawwifah; les langues
europeennes rendent habituellement par « soufi » aussi bien
Le Cceur
57
Le mot fufl signifie litteralement « de laine »
et, par extension, « vetu de laine », et il ne fait
guere de doute que le vetement de laine etait
deja associe a la spirituality dans les temps pre-
islamiques. Sinon, le Prophete n'aurait pas juge
utile de mentionner que Moise etait enlierement
vetu de laine lorsque Dieu lui parla. Pourtant,
le port de la laine ne semble pas avoir ete d'un
usage general parmi les mystiques de l’ Islam.
L'explication la plus vraisemblable de l'appella-
tion est qu'elle se serait d abord appliquee litte-
ralement a un petit groupe d'hommes vetus de
laine et qu'elle se serait ensuite etendue sans
distinction a tous les mystiques de la communaute
afin de remplir un vide; en efTet, ils n'avaient
encore aucun nom, et, comme ils constituaient
une categorie toujours plus distincte, il devenait
de plus en plus necessaire d'avoir de quoi les
designer. La diffusion extremement rapide du
terme soufi et sa permanence ulterieure s'ex-
pliquent sans doute en partie par cetle necessite,
de meme que par la commodite, sous divers
rapports, du terme lui-meme. La difficult* que
Ton a toujours eprouvee a l'expliquer n'est pas
le moindre de ses avantages, etant donne que,
fiifl quc mutacawwif (dont les deux termes arabes qu'on vient
de citer sont les pluriels). Au sens strict, ils designent respect ivement
celui qui est parvenu au terme du chcmin et celui qui en suit
encore le cours. II existe un troisieme mot, nmsrafwifi « celui qui
aspire a devenir mutacawwif ». (Voir V. Danner. « The Necessity
for the Rise of the Term Sufi », Studies in Comparative Religion,
printemps 1972.)
58
Qu'est-ce que le soufisme ?
pour Ie plus grand nombre, le soufisme lui-meme
est, par sa nature, un peu comme une enigme et
qu’il requiert en tant que telle un nom partielle-
ment enigmatique. En meme temps, ce nom doit
suggerer des associations d'idees respectables et
comporter des implications profondes; et la
racine arabe, qui comprend les trois lettres
gad-wow- fa et dont le sens de base est « laine »,
possede selon la science des lettres une identite
secrete 1 avec la racine gad-fa'-waw ayant pour
sens de base « purete » et designant ce qui a ete
passe au tamis, comme pour separer le grain de
la balle. En outre, il decoule de cette racine une
forme verbale qui, si on l’ecrit sans voyelles
comme cela se fait couramment en arabe, est
en apparence identique a g Off et signilie « il a ete
choisi comme ami intime », etant entendu que
celui qui choisit est Dieu, comme dans le cas de
al-Mugtafa, l‘£lu, le Prefcre, qui est Pun des noms
du Prophete et derive aussi de cette racine.
L'appellation donnee aux mystiques de I'lslam
est assez proche de ces expressions pour s’en
trouver encore justifiee, mais pourtant assez
eloignee pour qu'eux-memes l'acceptent sans
paraitre en tirer vanite. Cependant ils parlent le
plus souvent d'eux-memes en disant « les pau-
vres », al-fuqara\ pluriel de faqir , en persan
darvish , ce qui a donne en frangais « fakir » et
« derviche ».
I. Du fait que chaque lettre de 1’alphabet possede une vaieur
numerique particuli^re et que les lettres de I ’une et de I'autre de
ces racines totalisent le meme chiffre.
Le Coeur
59
La pauvrete en question est la meme que dans
les Beatitudes : « Heureux les pauvres en esprit,
car le royaume des cieux est a eux! » Mais
l'origine du terme en usage chez les soufis est un
verset du Coran : Dieu esl !e Riche el vous etes les
pauvres 1 . A la difference de la Beatitude, cela se
rapporte a 1'humanite en general, exprimant un
fait auquel personne ne peut se derober. Les
soufis s'appliquent le verset a eux-memes parce
que, comme nous le verrons, ils sont seuls a en
tirer les conclusions integrates. Certes, le soufisme
pourrail presque se definir comme une exploi-
tation du fait releve par le verset coranique — fait
double puisqu'il concerne a la fois Dieu et
Phomme. En outre, le terme faqlr a une portee
operative en ce qu’il constitue un rappel precieux;
et, par exemple, en terminant une lettre, un soufi
fera souvent preccder son nom de cette mention :
I « Du pauvre envers son Seigneur... »
Si le Coran ne s’adresse pas specifiquement
aux soufis par les paroles vous etes les pauvres, il
fait allusion, comme nous l'avons vu, aux saints,
c’est-a-dire aux soufis pleinement realises, desi-
gnes comme les esclaves de Dieu dans certains
contextes ou est relevee non seulement la condi-
tion d’esclave (qui concerne chacun), mais le
fait d'en etre pleinement conscient; d'ailleurs,
les deux concepts d'esclavage et de pauvrete sont
inextricablement lies. Nous avons vu aussi que
1 . xlvii, 38, et aussi xxxv, 15:0 homines, vous etes les pauvres
devant Dieu, et Dieu est le Riche , VObjet de loute louange.
60 Qu'est-ce que le soufisme ?
les soufis, ou plutot les meilleurs d'entre eux, sont
les avances et les rapproches. Mais, de tous les
termes coraniques donl on peut dire qu'ils se
rapportent a ceux-ci et a personne d 'autre,
excepte a priori les Prophetes, le plus significant'
et qui revient aussi le plus souvent est proba-
blement cette formule un peu enigmatique : ceux
qui out ties emirs; et, si nous ne l'avons pas encore
mentionnee jusqu'ici, e'est qu’elle est suffisam-
ment importante pour constituer le theme central
d'un chapitre. En effet, qu'est-ce que le sou-
fisme, subjectivement parlant, sinon l'« eveil des
cceurs » ?
Parlant de la majorite, le Coran declare : Ce
ne soul pas tears yeux qui sont aveugles, mais tears
civurs *. Cela rnontre — et 1'on s’etonnerait qu'il
en fut autrement — que la perspective coranique
est en accord avec celle de tout le monde antique,
aussi bien de I’Orienl que de l'Occident, lors-
qu'elle attribue la faculte de vision au coeur et
qu'elle mentionne celui-ci pour designer, non
seulement I'organe corporel de ce nom, mais
aussi le centre de Fame auquel il donne acces,
alors que ce centre sert lui-meme de passage vers
un « coeur » plus eleve, 1'Esprit. Ainsi le « coeur »
est-il souvent synonyme d'« intellect », non dans
l'usage abusif qu'on fait aujourd'hui de ce mot,
mais dans le plein sens du latin intellectus, nom
de la faculte permettant de percevoir le trans-
cend ant.
1. xxn. 46.
Le Cceur
61
Etant le centre du corps, le creur peut etre
considere comme transcendant le reste de celui-ci,
bien que sa substance soit faite comme lui de
chair et de sang. En d’autres termes, si le corps
dans son ensemble est « horizontal » en ce qu'il
est Iimite a son propre plan d 'existence, le cceur
possede, en plus de cela, une certaine « vertica-
lite » du fait qu'il est I'extremite inferieure de
l’axe « vertical » venant de la Divinite elle-meme
et passant par les centres de tous les degres de
1'univers. Si nous recourons a l'image suggeree
par 1'Echelle de Jacob, laquelle n’est autre que cet
axe, le cceur corporel sera l'echelon le plus bas et
l'echelle elle-meme represented toute la hie-
rarchic des centres, ou des « coeurs »*, l'un au-
dessus de l’autre. Ce symbole est d'autant plus
adequat qu'il represente chaque centre comme
separe et distinct des autres, mais pourtant relie
a eux. C’est en vertu de cette interdependance,
par laquelle les centres sont en quelque sorte
unifies en un seul, que le cceur physique re?oit la
vie de la Divinite (selon la doctrine soufique,
toute vie est divine) et l'epanche dans le corps.
Dans la direction opposee, le cceur physique peut
servir de foyer de concentration a toutes les
forces de l'ame qui aspire a I'lnfini, et on peut
en trouver des illustrations pratiques dans les
methodes de la plupart des formes de mysticisme,
sinon meme dans toutes. C’est en vertu de la
1. Pour plus de clarte, on ecrira ce mot avcc une majuscule
chaque fois qu’il designera un centre transcendant.
62
Qu'est-ce que le soufisme ?
meme interdependance que le « Coeur » peut
aussi correspondre a 1 'echelon le plus eleve de
l'echelle, soil a l'lnfini Lui-meme, comme dans
la « Tradition sainte » suivante 1 : « Ma terre ne
peut Me contenir, ni ne le peut Mon ciel, mais le
Coeur de Mon esclave croyant peut Me contenir. »
On peut en trouver un autre exemple dans le
poerne du soufi Hallaj debutant par ces mots :
« J'ai vu mon Seigneur par I'oeil du Coeur. Je dis :
‘ Qui es-tu ? ' II repondit : ‘ Toi '. »
De ce dernier point de vue, « Coeur » peut etre
considere comme synonyme d'« Esprit », celui-ci
possedant un aspect divin comme un aspect crcc;
et I’un des grands symboles de 1'Esprit est le
soleil qui est le « cceur » de notre univers. Cela
nous ramene au sens du mot souli. Nous avons
vu qu'il signifie « vetu de laine » et que la laine
est associee a la spiritualite. Mais quelle est la
raison de cette association ? 11 nous faut evi-
demment chercher la reponse a cette question
dans la science des symboles qui off re la connais-
sance d'equivalences mysterieuses; elle ressort
justement d'une remarque de Rene Guenon 2 * sur
la correspondance profonde entre deux symboles
de 1'Esprit, l'arbre et le soleil (represente ici par
son metal, Tor) : « Les fruits de I’ 4 Arbre de vie ’
sont les 4 pommesd'or ' du jardin des Hesperides;
la 4 toison d'or ’ des Argonautes, egalement
1. Voir ci-dessus, p. 26.
2. Plus connu en Egypte sous le nom de ‘Abd al-Wahid,
Yahya. II etait Shadhili par sa tariqah.
Le Cceur
63
placee sur un arbre et gardee par un serpent ou
un dragon, est un autre symbole de I'immortalite
que rhomme doit reconquerir *. » Bien qu'il
n'en fasse pas mention, Guenon etait certainement
conscient du caractere solaire de ce dernier
symbole, non seulement du fait de Tor, mais de la
toison clle-meme. De meme que le lion, le
mouton, en effet, a toujours ete specialement
consacre au soleil 1 2 ; ainsi, en portant un vete-
ment de laine, on revet la robe de cet « eveil du
eceur » symbolise par la lumiere du soleil et
constituant I'aspect central de tout ce que le
soufi entreprend de reconquerir. L'expression
coranique ceux qui out des coeurs possede de la
sorte une relation avec le nom meme du soufisme,
touten rendantcompte directement de son essence.
Jusqu'ici, nous avons considere le Coeur prin-
cipalement en tant que centre comprenant tous
ses prolongements « verticaux ». Mais, lorsque
le mot Coeur, dans le soufisme — comme dans les
autres mysticismes — , se rapporte a un centre
particulier et distinct des autres, il ne s’agit
normalement ni du plus eleve ni du plus bas,
mais du centre de l'ame. Dans le macrocosme,
le Jardin d'Eden est a la fois centre et sommet
de I'etat terrestre 3 . Par analogic, le Cceur, qui
1. Le Symbolisme de la Croix, Paris. Vega, 1950. p. 85.
2. En astrologie, on dit que le soleil est u en dignitc » lorsqu'il
est sous le signe du Lion, et « en exaltation » sous le signe du
Belier.
3. II est souvent represent^ au sommet d'une montagne.
64
Qu'est-ce que le soufisme ?
dans le microcosme correspond au Jardin, est
a la fois centre et sommet de l'individualite
humaine. Plus precisement, le Coeur correspond
au centre du Jardin, point oil pousse l'Arbre
de Vie et oil coule la Fontaine de Vie. En fait,
le Coeur n'est rien d ’autre que cette Fontaine,
identite implicite dans le mot arabe ‘ ayn signi-
fiant en meme temps « ceil » et « source ». La
particularity de cet avant-dernier degre de la
hierarchie des centres est qu’il marque le seuil
de LAu-Dela, le point oil finil le naturel et ou
commencent le surnaturel et le transcendant. Le
Coeur est Yisthme (barzakh) si souvent mentionne
dans le Coran' comme separant les deux mers
qui representent le Ciel et la terre, I'agreable
mer d'eau douce etant le domaine de l'Esprit, et
la mer salee el amere celui de Fame et du corps;
et, lorsque Moise declare : Je n'aurai de cesse
que je n'aie atteint le confluent des deux mers 1 2 ,
il formule le voeu initial que doit faire, implici-
tement ou explicitement, tout mystique pour
parvenir au Centre perdu qui, seul, donne acces
a la connaissance transcendante.
L'une des cles coraniques pour la comprehen-
sion des sens caches est ce verset : Nous lew
montrerons Nos signes sur les horizons et en
eux-memes 3 . Notre attention est ici attiree sur
la correspondance entre les phenomenes exte-
1. Comme, par exemple, xxv, 53.
2. xvm, 60. La Fontaine est remplacee ici par la mer celeste
dont les eaux sont les Eaux de Vie.
3. xli, 53.
Le Caeur
65
rieurs et les facultes interieures, et, si Ton songe a
ce que signifie le Coeur, il est particulierement
instructif de relever lequel, parmi les « signes
sur les horizons », est son symbole. Nous avons
deja vu que, comme centre de notre etre total,
le Cceur est le soleil interieur. Mais il ne Test
qu'en vertu de sa « conjonction » avec 1’ Esprit;
dans sa propre sphere, en tant que centre de Tame
et seuil du Ciel, il correspond a la lune. Dans
un commentaire 1 du Coran, un soufiduxiv'siecle
interprete le mot « soleil » comme Esprit; la
lumiere est la gnose; le jour est LAu-Dela,
monde transcendant de la perception spirituelle
directe; et la nuit est ce monde, monde de l'igno-
rance ou, au mieux, de la connaissance indirecte
reflechie symbolisee par le clair de lune. La lune
transmet indirectement la lumiere du soleil a
Lobscurite de la nuit; et, semblablement, le Cceur
transmet la lumiere de l'Esprit a Lobscurite de
Lame. Mais cette faculte est voilee dans Lhomme
dechu, et cela par definition meme, car, si Lon dit
qu'il perdit le contact avec la Fontaine de Vie
Iorsqu'il dut quitter le Paradis terrestre, cela
revient a dire qu'il n'a plus d'accesdirectau Cceur.
Ainsi Lame de Lhomme dechu est-elle une nuit
dont le ciel est couvert de nuages; et cela nous
conduit a une question d'importance fondamen-
iale pour le soufisme : si Lon demande quelle
qualification est necessaire pour etre admis dans
1. Par ‘Abd ar-Razzaq al-Kashani; aussi attribue, mais a tort,
i Ibn ‘Arabi.
3
66
Quest -ce que le soufisme ?
un Ordre soufique ou quelle esl la chose qui peut
inciter quelqu'un a rechercher l'initiation, on
repondra que, dans la nuit de son ame, la couche
de images doit etre assez mince pour qu'au moins
quelques clartes de la lumiere du Cceur puissent
percer les tenebres. Comme on lui demandait
pourquoi des aspirants novices venaient a lui
malgre l’absence de proselytismc de la part de
ses disciples, un cheikh de ce siecle repondit
qu'ils etaient « troubles par la pensec d’Allah »
Autrement dit, ils venaient parce que les images
n ’etaient pas assez epais pour faire disparaitre
la conscience de la realite spirituelle. Cela fait
aussi songer a cette formule : « Avoir un pressen-
timenl de ses etats superieurs. » Ce pressentiment
a etc mentionne par Guenon comme motif
valable pour chercher a s ’engager dans une voie
spirituelle et comme critere de qualification
pour une telle voie; el le faite de ce pressentiment
est le sens, si recule soit-il, de ce que le meme
auteur traduit par « Identite supreme » 2
autrement dit, c'est un avant-gout de la verite
exprimee dans les vers de Hallaj que nous venons
de citer.
Le terrae « avant-gout » intervient ici afin
de rend re Lara be dhawq (saveur), fort utilise par
les soufis a la suite du Prophete pour indiquer le
caractere direct de la connaissance du Coeur,
1. Cheikh Ahmad al-‘Alawi. Voir Un saint musulman dit
xx 1 ' siecle, up. cit., p. 26.
2. En arabe tawhid, litteralemcnt « realisation de I' Unite ».
Le Cceur
67
par opposition a celle du mental. En fait Ghazali
delink le soufisme comme dhawq; et, si Ton
veut comprendre comment cette connaissance
appartenant au sommet de Fame et au seuil du
Ciel peut avoir besoin d'un terme emprunte a
une connaissance relevant des confins inferieurs
de Fame, soil du seuil du corps physique, il
faut d'abord comprendre la loi universelle dont
ce « besoin » est une application.
Lorsqu'on dit que Dieu est Amour, la signifi-
cation la plus elevee de cette sentence est que
('archetype de toutes les relations positives —
conjugales, paternelies et maternelles, filiales et
fraternelles — est Un de (agon indivisible dans
la Perfection infinie et se suffisant a elle-memc de
FEssence divine l . Selon une signification moins
absolue, la relation centrale, qui est la relation
conjugale dont les autres dependent et dans
iaquelle elles sont deja contenues, a pour Arche-
type la polarisation des Qualites divines en Qua-
lites de Majeste et Qualites de Beaute. II resulte
de cel Archetype que la concorde depend de la
ressemblance et de la dissemblance, de Faffinite
et de la complementarite. La Majeste et la Beaute
sont toutes deux infinies et eternelles, d'ou leur
affinite. Mais I'une est Perfection active et l'autre
Perfection passive 2 , d'ou leur complementarite.
Sur terre, les deux membres du couple humain
1. Le Norn divin exprimanl cette qualite de Celui qui Se suffit
j Soi-meme est ac-Ccwiacl.
2. Perfections active et passive sont les equivalents taotstes
des termes soufiques de Majeste et de Beaute.
68
Qu'est-ce que le soufisme ?
tiennent leur affinite de la regence qu'ils exercent
de la part de Dieu, et ils sont complementaires
par le fait d'etre homme et femme. L'harmonie
de I'univers depend pareillement de similitudes et
de differences, non seulement entre les individus,
mais aussi entre les mondes. Le rapport peut
etre « horizontal » lorsque les deux poles sont
situes sur le meme plan, comme dans les exemples
cites, ou il peut etre « vertical », comme c'est le
cas entre un monde superieur et un monde infe-
rieur qui en est la manifestation ou le symbole.
Dans ce dernier cas est mise en relief la relation
parents-enfants, mais nullement de manure exclu-
sive; la relation conjugate est toujours presente,
etant donne que l'immanence divine ne peut
jamais etre exclue. II est ainsi possible de parler
du « mariage du Ciel et de la Terre »; et c'est
aussi en vertu de l'immanence divine, qui place
Pamant virtuellement au niveau de l'Aime, que
les poemes soufiques dedies a la Divinite sous le
nom de Layla 1 sont des poemes d 'amour au
sens le plus central du terme.
On trouve un exemple universel de la relation
verticale dans la « Tradition sainte » deja citee :
« J'etais un tresor cache et J'ai desire etre connu,
alors J'ai cree le monde. » II n’y a rien dans le
monde qui n'ait son archetype divin. Mais
l’harmonie exige aussi que le monde soit un
complement, et la complementarite implique un
1. Ce nom. qui est celui de Tune des plus grandes heroines
du Proche-Orient. signifie lilteralemcnt « nuit »; les soufis le
prononcent par allusion au mystere de l’Essence divine.
Le Cceur
69
caractere d’inversion. Ainsi l’homme, donl I'ar-
chetype est 1’ fit re divin Lui-meme de qui tout
decoule, est la derniere de toutes les choses creees,
la finable vers laquelle tend la creation tout
entiere. C’est de la meme maniere que, sur le
plan le plus bas de tous, la reflexion d'un objet
est l’image fidele, mais inversee, de l'objet lui-
meme. La montagne, dont le sommet apparait
comme s'il etait au fond du lac qui le reflete,
est un prototype nature! du Sceau de Salomon,
symbole repandu dans le monde entier de l’union
des Perfections active et passive, et, par extension,
de tous les couples qui figurent cette union dans
tous les mondes de Tunivers *.
L’equilibre parfait de Tame primordiale depend
de I'union harmonieuse des domaines de l'homme
interieur et de l'homme exterieur. Si nous admet-
tons que le sommet du triangle superieur du
Sceau de Salomon represente l'experience directe
que fait le Coeur des Verites spirituelles qui sont
fruits de l'Arbre de Vie, Tangle oppose du triangle
inferieur 2 representera le gout au sens litteral,
alors que les deux bases en position intermediate
figureront la connaissance mentale indirecte
decoulant des deux experiences directes. Le
message de ce symbole est que, si nous voulons
savoir a quoi correspond la connaissance du
Coeur, nous devons nous adresser aux sens
plutot qu'au mental, en tout cas en ce qui
1. Voir a ce sujet Abu Bakr Siraj ad-Din, The Book of Cer-
tainty, New York, Samuel Weiser, chap. xm.
2. L ’exterieur est « sous » 1 ’interieur.
70
Qu'est-ce que le soufisme ?
concerne son caractere direct. Mais notre sym-
bole represente aussi l'abime separant les sens du
Coeur : la connaissance par les sens, ctant le mode
de perception place le plus has, est plus profonde-
ment enfoncee dans 1'espace, le temps et les autres
conditions terrestres, et done plus resserree et
plus fugitive que la connaissance mentale, cepen-
dant que le « gout » interieur echappe a ces condi-
tions en raison de son exaltation et, en conse-
quence, constitue, de toutes les experiences, la
plus vaste et la plus durable.
Le Sceau de Salomon est une cle pour I'inter-
pretation de nombreux textes dont le sens a
echappe a la comprehension de ceux qui ignorent
les lois du symbolisme, et parmi ces textes se
trouvent les descriptions coraniques du Paradis.
II est vrai que la beatitude spirituelle est souvent
indiquee simplement par une affirmation disant
qu'il n'exisle aucunc commune mesurc entre les
joies terrestres et les joies celestes, ou par des
paroles telles que : Certes ton Seigneur t'accor-
dera ses dons et tu seras satisfait 1 . Mais, dans
certains passages descriptifs, le Coran parle en
termes de plaisirs des sens, parce que ces plaisirs
directs sont en fait les projections terrestres, ou
les ombres, des archetypes paradisiaques qu'il
cherche a traduire. Ayant leurs racines dans ces
archetypes, les sensations ont le pouvoir de les
evoquer, car le « lien » rattachant le symbole
a sa realite, non seulement decrit le trace du
I. xcm, 5.
Le Cceur
71
chemin par lequel le symbole est venu a 1 'exis-
tence, mais peut devenir, en sens inverse, une
corde vibrante du souvenir spirituel.
Tout en rappelant a Lame que le Paradis est a
desirer 1 intensement, ces descriptions coraniques
servent aussi a restituer a la vie terrestre une
dimension perdue; et ici apparait un aspect
significatif du soufisme auquel on a dejii fail
allusion en notant que ITslam affirme etre une
restauration de la religion primordiale. II va sans
dire que cette affirmation se justifie avant tout
— nous pourrions meme dire uniquement — en
vertu du mysticisme. Le mysticisme sous toutes
ses formes commence par une quete de l’« etat
primordial », puisque cet etat est I’equivalent de
la perfection humaine qui est l’unique base de
I’ascension spirituelle. Mais la perfection envi-
sage, bien qu’essentiellement toujours la meme,
n'est pas toujours « primordiale » dans les
details de son application. Ce qui distingue le
I. S'il esl abandonne ft scs propres ressources, I'homme dechu
se trouve, en quelque sorle. dans I’embarras enirc la connaissance
mentale et la connaissance sensorielle : il sait que la connaissance
mentale est sup^rieure a la connaissance sensorielle et qu’il
taudrait lui accorder I'importance decoulant de cette superiority;
mais il sail aussi que la connaissance inferieure possede une inten-
-ite et une immediately qui manquent a la connaissance superieurc.
La doctrine de la connaissance par le cteur explique tout; mais,
en son absence et ft defaut de son prolongement qu’est la foi,
ainsi que des vertus accompagnant cclle-ci, notamment la patience
devant ce qu'on ne comprend pas et la confiance humble dans
la Providence, il semble y avoir quelque chose de travers : I’ame,
alors, se trouve en face d'un dilemme entre I'hypocrisie et la
sensualitd.
72
Qu'est-ce que le soufisme ?
mysticisme islamique de beaucoup d'autres, c'est
qu’il vise un ideal destine a l’homme tel qu'il a ete
cree, c'est-a-dire une perfection conforme au
Paradis terrestre. En tant qu'image de Tame
primordiale, le Sceau de Salomon, avec ses deux
triangles disposes en sens inverse, manifeste une
extraversion intense compensee — et dominee —
par une introversion intense, l’attraction du
monde exterieur etant equilibree par celle du
Coeur. Nous avons deja vu comment le Prophete
de l'lslam personnifie cette harmonieuse resolu-
tion des contraires. On peut dire de l'« attraction
de l'Heure », deja mentionnee a ce propos,
qu’elle coincide avec le magnetisme du Cceur,
puisque la conscience de tous deux reside dans le
Coeur. En outre, c'est l'Heure qui reintegre
efTectivement les symboles dans leurs archetypes,
et I'une des fonctions de la connaissance par le
Coeur est d'anticiper sur cette reintegration en
rapportant sans cesse les objets exterieurs aux
realites interieures qu'ils symbolisent. Particu-
lierement representative de la religion primordiale
est cette parole, I'une des plus connues du Pro-
phete : « Le parfum et les femmes m'ont ete
rendus chers, et la fraicheur a ete donnee a mes
yeux dans la priere L » La mention de celle-ci
nous montre qu'il s’agit ici de trois rites.
1 . La « fraicheur des yeux » est une expression arabe prover-
biale exprimant un plaisir intense. L’emploi de la forme passive
est important dans ce contexte; c’est comme si le Prophete avail
dit : Ma destinee a ete d’aimer les parfums, ies femmes et la
priere.
Le Cceur
73
Pareille « exteriorite interieure » est caracte-
ristique du Message que le Messager a re<;u et
transmis. Survenant a la fin du cycle temporel,
elle presente une fois encore a Phumanite le
Livre de la Nature, la Revelation primordiale
dont les hieroglyphes sont Phomnie et les ani-
maux, les forets et les champs, les montagnes,
les mers et les deserts, le soleil, la lune et les
etoiles. L'un des enseigneinents les plus centraux
du Coran est celui-ci : « Ne regardez pas les
choses de ce monde comme des realites indc-
pendantes, car leur existence a toutes depend du
Tresor cache dont elles ont ete creees pour reveler
la gloire. » Voici les termes du texte coranique :
Les sept cieux, la lerre el tout ce qui s'y trouve
celebrent Ses louanges; il n'y a rien qui ne
celebre Ses louanges; mais vous ne comprenez
pas leurs louanges 1 . Et Pun des « refrains » du
Coran interpelle les visionnaires parmi les
homines, ou ceux qui seraient capables de vision,
les engageant a mediter sur toutes ces merveilles
de la creation et a y voir des « signes ».
Cette exteriorite en vue de Pinteriorite, trait
caracteristique du soufisme 2 , peut se comparer a
une ligne tracee entre les deux angles superieur
et inferieur du Sceau de Salomon. La faculte de
perception exterieure directe doit etre reliee a
1. xvn, 44.
2. Cette distinction, comme plusieurs autres figurant dans ce
Ivre, est relative, et sa portec ne doit pas etre exag^ree. II y a IH
une question d’accent — comme si chaque mysticisme pronongait
j meme formule avec une intonation et une insistance diflerentes.
74 Qu'est-ce que le soufisme ?
celle de perception interieure directe, et cette
liaison constitue la « corde du souvenir spirituel »,
deja mentionnee, qu'il s'agit de faire vibrer afin
que la faculte interieure soit eveillee et que la
« glorification » soit « comprise »; et, au-dela de
cette faculte representee par 1 'angle superieur, la
« corde » peul etre prolongee indefiniment, car la
vibration ne cesse pas au seuil du Ciel, mais tend
vers l'lnfini. Nous nous trouvons ici, une fois de
plus, au cceur de notre sujet, car le soufisme est
la doctrine et la methode de cette tendance, et
la vibration n'est autre qu'une variante du reflux
decrit dans notre image initiale. Et, a ce point de
notre expose, nous pouvons de nouveau poser la
question : « Quelle est la chose qui reflue ? » En
eflct, la reponse deja donnee — c'est le centre de
conscience qui refiue — sera maintenant plus
claire a la lumiere de ce qu'on a dit au sujet du
Cccu r, lequel dcsigne toujours le centre mais qui,
du fait que ce dernier n'est pas fixe, peut se
rapporter a la Lune interieure ou au Soleil
interieur, voire, au-dela de celui-ci, a I'Essence
Elle-meme.
Puisque chacun a toujours un centre de cons-
cience, on peut dire qu'il a aussi un « coeur ».
Mais, en principe, les soufis font usage de ce
terme dans un sens transcendant pour designer
un centre de conscience correspondant au moins
a la Lune interieure.
Les racines de ce principe se trouvent dans la
definition donnee par le Prophete de Yihsan
(excellence), qui a un rapport direct avec la
Le Cceur
75
connaissance par le coeur : « L’excellence, c’est
d ‘adorer Dieu comme si tu Le voyais; et si tu ne
Le vois pas, Lui te voit. »
« Comme si tu Le voyais. » Comme si l’homme
etait toujours en pleine possession de ses facultes
primordiales. Tout un aspect de la methode
•■oulique reside dans le mot ka'annaka, « comme
-i tu... »; et ce precepte d'idealisme possede de
nombreuses applications, dont nous verrons
quelques-unes par la suite. Mais cela doit se
combiner avec le precepte d'actualite, celui de
■ mais en fait ». Person ne n’est, plus que le
mystique, lucidement conscient de la chute de
i'homme — a tel point qu’il estime qu'une chose
est positive dans la mesure ou elle est capable de
declencher une vibration en direction du Coeur et
d'ouvrir un passage vers lui.
En principe, et puisqu'/'/ n'y a rien qui ne
elehre Ses louanges, tout est doue de cette
capacite. Mais vous ne comprenez pas leurs
louanges. II faut admettre que les symboles qui
pouvaient penetrer le Cceur de I’homme primor-
dial ne parviennent pas a etre pleinement operants
chez I'homme dechu du fait de son opacite. En
d’autres termes, il ne peut pas y reagir avec assez
de force pour susciter la vibration necessaire; et
s'il etait abandonne a ses propres ressources, il
serait impuissant a se menager un acces au Cceur.
La vue d'un beau paysage, par exemple, ne lui
cause pas seulement emerveillement et plaisir.
mais aussi desir, car le sujet ne peut pas se fondre
avec Lobjet ; et ce desir n’est autre qu'un degre du
76 Qu'est-ce que le soufisme ?
pressentiment, deja signale, de ses possibilities
superieures, degre du « souvenir » que, dans le
monde archetypal de l'Esprit, la fusion du sujet
et de 1‘objet se produit effectivement. Pourtant
un tel pressentiment n'est qu'une qualification
pour la voie spirituelle. Livre a lui-meme, il serait
desesperement insuffisant. C'est pour de bonnes
raisons que, dans la plupart des traditions, 1'obs-
tacle a surmonter est represente sous les traits
d'un monstre gigantesque doue de pouvoirs
surnaturels. Rien n'agira contre lui, sauf une
epee forgee et trempee au Ciel; mais, en tant
qu'auxiliaire de cette epee, le pressentiment sera
dans l’ame un renfort preeieux; autrement dit, il
doit avoir la consecration d'une incantation pro-
venant du Ciel, avant tout du Norn divin lui-meme.
II est important de rappeler ici que Dhikr Allah
(Souvenir de Dieu, ou Invocation de Dieu) est
un nom du Prophete et que, selon le Coran, cette
invocation est « plus grande » que la priere
rituelle elle-meme. Le terme utilise pourrait aussi
etre traduit par « la plus grande », sans idee
comparative, car les deux interpretations sont
possibles du point de vue linguistique ; et, dans le
present contexte, on peut affirmer que l'invo-
cation du Nom de Dieu, qu’elle soit accompagnee
ou non d’autres pratiques, est la chose la plus
positive qui puisse etre dans le monde, parce
qu’elle produit la vibration la plus puissante en
direction du Cceur. Le Prophete a dit : « Il existe
pour chaque chose un vernis qui enleve la rouille;
et le vernis du Cceur est l'invocation d ’Allah. »
Le Cceur
77
Nous anticipons ici sur le chapitre relatif a la
methode; mais, a l’instar de I’unite qui est son
objectif, le soufisme est si homogene qu'il n'est
pas possible d'isoler en chapitres strictement
delimites la doctrine, la methode, et la substance
spirituelle et psychique a laquelle celles-ci s’appli-
quent. Poursuivant done notre anticipation pour
un instant, nous pouvons noter que, meme si
l'invocation du Norn supreme Allah detient la
preseance sur toutes les autres pratiques du
soufisme, le terme Dhikr Allah s'etend aussi a
d’autres rites, et en particulier a la recitation ou a
I’audition du Coran, lequel, comme nous I’avons
vu, est substantiellement un avec Dieu; et,
parlant du declenchement des vibrations et du
passage de l'exterieur a Pinterieur, il est interes-
sant de citer ce que le Livre revele dit de lui-meme
et du pouvoir de ses propres versets : La peau de
eeux qui craignent teur Seigneur en frissonne , puis
leur peau et lew cceur s' assouplissent a /'invo-
cation du Norn de Dieu 1 . Les soufis disposent ici
de toute l’autorite necessaire pour justifier la
pratique de certains exercices exterieurs, tel le
balancement du corps dans la danse sacree,
comme moyens de concentration interieure.
Lews caws s' assouplissent, e’est-a-dire : lews
caws deviennent moins durs. Quant a I'obstacle,
qu’on l'appelle nuages sur la lune ou dragon
defendant Faeces a la Fontaine de Vie, e’est bien
ia rouille du cceur, ou le durcissement du coeur.
1. XXXIX, 23.
78
Qu'est-ce que le soufisme ?
dont il s'agit. Cependant, Ies « voyageurs » sont
ceux pour lesquels, par definition, l'obstacle est,
ou est devenu, relativement transparent. Autre-
ment, il ne leur serait pas prescrit comme ideal
« d 'adorer Dieu comme si tu Le voyais », car
ce ka'anna, de meme que les autres « comme si »
du soufisme, presuppose une base de certitude.
Qu'est-ce que la certitude? Ou quelle est la
difference entre la certitude et la conviction ?
La conviction est indirecte et releve du mental,
etant 1'elTet de processus purement mentaux
comme le raisonnement. Mais la certitude, tou-
jours directe, releve du « sommet du triangle ».
Elle peut, en tant que telle, resulter d'une percep-
tion sensorielle; I’ouie, le toucher ou la vue
peuvent procurer la certitude. Mais, dans son
sens spirituel, lorsqu'elle a le Transcendant pour
objet, la certitude resulte de la connaissance par
le Cceur. En outre, et a defaut de cette connais-
sance dans son acception pleniere, les elements
les plus proches du Cceur au sommet de Lame
doivent aussi etre consideres comme des facultes
de perception directe, bien que de fagon frag-
mentaire; et le terme « certitude » peut s'appli-
quer a toute lumiere regue par ces facultes intui-
tives en vertu de la transparence de l'obstacle.
Avant de clore ce chapitre et en preface a la
doctrine, qui, comme toutes celles relevant du
mysticisme, presuppose au moins une certitude
virtuelle dans Lame — sinon la semence tombe-
rait sur un « sol rocailleux » — ■, nous enumererons
encore les trois degres de la certitude tels que le
Le Cceur
79
soufisme les delink L La Verite divine est syrnbo-
lisee par le feu en tant qu’element. Les irois
degres sont, par ordre ascendant, la Science de
la certitude (‘ilm at-yaqin), I'CEil de la certitude
*ayn al-yaqm) et la Verite de la certitude (haqq
al-yaqm). La Science est la certitude obtenue
en entendant une description du feu; I'CEil est
celle qu'apporte la vue de ses flammes; la Verite
est la certitude provenant du fait d'yetre consume.
Ce dernier degre est Pextinction (Jana') de
toule alterite, seul moyen de realiser 1 "Identite
supreme. Le second degre est celui de la connais-
sance par le Cceur, car I'CEil qui voit n’est autre
que le Cceur. Quant a la Science, elle est la com-
prehension mentale porlee au degre de la certitude
par les facultes d ‘intuition qui entourent le Cceur;
et c'est Tune des fonctions de la doctrine d'eveil-
ler ces facultes et de les rendre operatives.
I. The Book of Certainty, op. cit., sc fonde sur la doctrine de
ces trois degres.
6
La doctrine
Toute doctrine est en rapport avec le mental;
mais la doctrine mystique, qui correspond a la
Science de la certitude, adresse au mental un
appel a se transcender lui-meme. Le Norn divin
Allah est la synthese de toute verite et done la
racine de toute doctrine; et, comme telle, il ofTre
la certitude au Coeur et aux elements de l'ame
qui en sont Ies plus proches. Mais, etant une
synthese, il ne saurait par lui-meme satisfaire les
besoins du mental; et, des lors, pour que 1 'intel-
ligence tout entiere, y compris le mental, puisse
participer au cheminement spirituel, le Norn,
en quelque sorte, tend la main aux facultes
mentales comme en une extension de soi-meme
leur offrant le savoir avec la certitude, et presen-
tant, outre sa qualite de synthese, un aspect
analytique convenant a leur mode d'activite.
Cette extension du Norn est le temoignage
( shahadah ) divinement revele qu’/7 n'est de dieu
que Dieu ( la ildlta ilia 'Lldh 1 ) .
1. L'une des raisons pour lesquelles le Nom est, en tant qu'invo-
cation, « le plus grand » est qu'en s’abstenant de s'adresser au
mental il oblige le centre de conscience a se retirer vers I’interieur.
en direction du Cceur.
La doctrine
81
// nest de dieu que Dieu : c'est, pour Ie mental,
une formulation de la verite; pour la volonte,
c'est une injonction se rapportant a la verite;
mais, pour le Cceur et ses prolongements intuitifs
de certitude, c’est une synthese, un Nom de Verite
appartenant comme tel a la categorie la plus
elevee des Noms divins. Cet aspect synthetique
se fait sentir merne lorsque la Shahadah est prise
dans son sens analytique, car la synthese est
toujours presente en arriere-plan, toujours prete,
pourrait-on dire, a reabsorber la formulation
en soi-meme. Ainsi, tout en invitant a l'analyse,
comme c'est son role, la Shahadah semble, d'une
certaine maniere, defier l’analyse. Elle est a la
fois ouverte et fermee, evidente et enigmatique;
et, jusque dans son evidence, elle est un peu
comme etrangere au mental qu'elle eblouit par
son exces de simplicity et de clarte, de meme
d'ailleurs qu'elle eblouit par tous les sens caches
qui se reverberent en elle. Tres significatifs a
cet egard sont ces vers relatifs a I'Essence divine :
En sa manifestation, cachee.
Elle apparait comme voile sur voile
Pour recouvrir Sa propre gloire
Semblablement, la signification essentielle de
la Shahadah est voilee par ses sens exterieurs.
Comme le fait remarquer en une autre occasion
1'auteur des vers que nous venons de citer, un de
1. Cheikh al-'Alawi, Dtwan , cite dans Un saint musubnan du
xx e stick, op. cit . p. 254.
82
Qu'est-ce que le soufisme ?
ces voiles est le sens : « Nul n'est digne d'adora-
tion que Dieu »; et il ajoute qu'il peut y avoir
la un voile assez epais pour rendre difficile
meme a un aspirant soufi l'apprehension du sens
residant a la base de la doctrine souffque.
Pour saisir ce sens le plus profond, il est neces-
saire de se souvenir que chacun des Noms de
1'Essence divine comprend en soi-meme, comme
le Nom Allah, la totalite des Noms et ne designe
pas seulement un aspect particulier de la Divinite.
Ainsi les Noms de I'Essence sont, en quelque
sorte, interchangeables avec Allah, et Pun de
ces Noms est al-Haqq, la Verite ou la Realite.
Nous pouvons dire qu'il n'est de verite que la
Verite, ou qu'il n'est de realite que la Realite,
aussi bien que nous disons qu'il n'est de dieu
que Dieu. Le sens de chacune de ces proposi-
tions est identique. Tout musulman doit en
theorie croire qu'il n'est de realite que la Realite,
c'est-a-dire Dieu. Mais il n'y a que les soufis, et
meme pas tous ceux qui se rattachent aux Ordres
souffques, qui puissent tirer la conclusion ultime
de cette proposition. La doctrine fondee sur cette
conclusion est appelee « Unite de I'Etre », car
la Realite est ce qui est, par opposition a ce qui
n'est pas; el, si Dieu seu] est reel, Dieu seul est,
el il n'est d'etre que Son Etre. 11 sera des lors plus
facile de saisir pourquoi on a dit que la doctrine
presuppose au moins un degre virtuel de certitude
dans l'ame, car le mental abandonne a lui-meme
et n'ayant le secours d'aucun rayon d'intuition
intellectueile risque d'interpreter cela comme
La doctrine
83
signifiant que Dieu serait la somme de toutes les
choses existantes. Mais I'Unite absolue exclut
non seulement I'addition, mais aussi la division.
Selon la doctrine islamique de I'Unite, l’lnfini-
tude divine est sans parties; le Norn A had (Un),
pour que son sens soit pleinement rendu, doit
etre traduit par « l'lndivisible Un-et-Unique ».
La doctrine de I'Unite de I' Etre signifie qu'est
illusion tout ce que I 'ceil voit et ce que le mental
enregistre, et que toute chose en apparence dis-
tincte et finie est en verite la presence de I'Un
infini. Quel que soit le cote vers lequel vous vous
tourniez. Id est la face de Dieu. Dieu est infiniment
vaste, infiniment connaissant, dit le Coran 1 ; et
le Norn d'omnipresence s'ajoute ici au Norn
d 'omniscience en partie comme argument : si
la Divinite connait tout, il s’ensuit que la Divinite
doit etre partout, car, dans I’Unite absolue, il
n'y a pas de polarite qui disjoindrait sujet et objet,
connaissant et connu. Etre connu de Dieu revient
ainsi, de fagon mysterieuse, a etre Dieu.
Exception faite de la sourate d'ouverture, le
chapitre du Coran 2 le plus connu et le plus sou-
vent recite fut revele pour permettre au Prophete
de repondre a une question qui lui avait ete posee
sur la nature de Dieu. 11 commence par un ordre
adresse a lui-meme, comme dans tant d'autres
passages : Dis : Lui, Dieu, est Un (Ahad)-Dieu,
la Plenitude absolue se sujfisant a Soi-meme
1. u, 115.
2. cxn.
84 Qu'est-ce que le soufisme ?
(af-^amad). C’est certainement a cause du
second de ces Noms figurant en apposition a
Allah et en complement au Norn d’Unite que
ce chapitre est appele Sourate de la Sincerite
( Surat al-Ikhlaf). Car la sincerite implique un
assentiment sans reserve, et, pour le realiser,
Fame doit etre rendue consciente de ce que cette
unite n’est pas un desert, mais une totalite,
que rUn-et-Unique est aussi l’Un-et-Tout et
que, si la Solitude indivisible exclut tout ce qui
n’est pas Soi-meme, c’est que tout s'y trouve deja
contenu.
II est impossible au mental seul et prive de
secours de resoudre dans I’Unite la dualite
createur-creation. Le cheikh marocain al-‘Arabi
ad-Darqawi, que nous avons deja cite \ relate
dans ses lettres qu'un jour, coniine il etait absorbe
dans l’invocation, une voix interieure persistante
se mit a lui repeter ce verset du Coran : II est
le Premier et le Dernier, I'Exterieur et /’ Inter ieur 1 2 .
D’abord il n’y fit pas attention et poursuivit
sa repetition du Norn. « Mais enfin, ecrit-il,
comme elle ne me laissait guere en paix, je
lui repondis : ‘Quant a ses paroles qu‘11 est le
Premier et le Dernier, et qu’ll est l’lnterieur, je
les ai bien comprises; mais je ne comprends pas
Son affirmation qu’ll est I’Exterieur, car je ne
vois a l'exterieur que les choses creees ’. A cela
la voix repond it : ‘ Si par Son expression 1’Exte-
1. P. 23. n. 1.
2. LVH, 3.
La doctrine
85
neur II entendait autre chose que I'exterieur
que nous voyons, ce ne serait pas a l'exte-
rieur, mais a l'interieur [qu’il faudrait le cher-
cher]; mais moi je te dis : II est l'Exterieur. ’
-Mors je realisai qu'il n'y a pas de realite sauf
Dieu, et qu'il n'y a dans le cosmos que Lui, lou-
ange et grace a Dieu 1 ! » Cela rappelle ce dire du
Prophete : « Tu es l'Exterieur et il n'y a rien qui
puisse Te cacher. » A ce propos, le mental est
capable de comprendre ceci : de meme que les
Noms « Le Premier », « Le Dernier » et « L'in-
terieur » excluent que quelque chose soit avant
ou apres Dieu, ou plus interieur que Lui, de
meme Son Norn « L'Exterieur » exclut qu'il y ait
rien de plus exterieur que Lui. D'une maniere
analogue, si Ton se refere a ce dire du Prophete
relatif au processus de creation : « Dieu etait, et
rien n'etait avec Lui », ainsi qu'a ce commentaire
soufique : « II est maintenant tel qu'il etait »,
tout homme doue d'un mental sain peut saisir
que, du point de vue de l'orthodoxie, ce commen-
taire constitue une « preuve » eclatante de 1’ Unite
de I'Etre, car il demontre, comme dans un eclair,
que cette doctrine ne pourrait etre contestee qu'en
admettant que Dieu soit sujet au changement, ce
qui equivaudrait k une heresie. Cependant. le
mental ne peut pas comprendre comment l'Etre
est un, pas plus qu'il ne peut comprendre com-
ment Dieu peut etre a la fois l'Exterieur et 1'Inte-
1. Lcttres du Cheikh al-'Arabi ad-Darqawi, Ltudes tradition-
nelles, n° 394, 1968, p. 71-72.
86 Qu'est-ce que le soufisme ?
rieur; et, en acceptant ces verites en theorie, il
arrive a la limite extreme de son propre domaine.
Nous sommes ici a une bifurcation : I'exoteriste
reculera involontairement, rappelant a lui-meme
et aux autres qu'il est fortement deconseille de
s'engager dans la speculation theologique; inais
le mystique virtuel reconnaitra immediatement
que ce dont il s'agit ne ressortit pas au domaine
de la theologie dogmatique, et, loin de faire
marche arriere, il ne craindra pas de quitter le
terrain apparemment solide de ses positions pure-
ment mentales, meme au risque de perdre pied.
« Defends ton esprit et apprends a nager »,
disait le cheikh ‘All al-Jamal, maitre du cheikh
ad-Darqawi, a propos de l’etat de perplexite. En
d'autres termes, libere ton mental de telle sorte
que ton ame, ayant perdu pied, puisse experimen-
ter les mouvements spontanes de Eintuition, de la
meme maniere qu’un corps dans l'eau se livre aux
gestes spontanes de ses membres accomplissant
les mouvements de la natation lorsqu'il ne peut
plus s’accrocher a rien. Le cheikh ad-Darqawi
lui-meme, citant ce conseil de son maitre, disait :
« Si tu es dans un etat de perplexite (hayrah),
prends soin de ne pas te cramponner a quoi que
ce soil, de peur que tu ne fermes de ta propre
main la porte de la necessite, car cet etat prend
pour toi la place du Norn supreme » Autrement
I. Voir Letters of a Sufi Master, op. cit., p. 11. Lc traducteur,
T. Burckhardt, fait, dans une note, le commentaire suivant sur
le mot hayrah : « Effroi ou perplexite en face d'une situation
apparemment sans issue, ou de verites que Ton n 'arrive pas a
La doctrine
87
dit, un besoin extreme est une porte ouverte a
Dieu, et II y entrera pour y repondre, de meme
qu'il a promis de repondre a I’invocation 1 ,
iaquelle constitue precisement une porte ouverte;
et, au sujet de I'invocation, le Nom supreme
Allah est, comme nous l'avons vu, « le plus
grand ». Le cheikh ad-Darqawi souligne ici le
pouvoir alchimique de la pauvrete spirituelle
f faqr) en tant que vide demandant a etre comble;
et la perplexite est un mode faqr, car elle n’est
autre qu'un imperieux besoin, celui d'etre eclaire.
L 'etude de la doctrine conduit le mental jus-
qu'a sa limite superieure au-dela de Iaquelle se
trouve, entre elle et le Coeur, le domaine de I "in-
tuition intellectuelle, ou de la perplexite, selon les
cas. Toute doctrine mystique contient des formu-
lations aphoristiques capables de galvaniser Tame
?n transcendant le mental et en franchissant cette
limite. Mais Pobjectif du corps principal de la
doctrine est d "ofTrir au mental lout ce qu'il est
concilier ralionnellemcnt; c'est aussi crise du menial se heurtant
i ses propres limites. Si nous siluons hayrah sur le plan mental,
e conseil du cheikh ad-Darqawi rappelle la methodc des koan
utilisee par le Zen et consistant a mediter avec insistance sur
certains paradoxes, de mantere it provoquer une crise mentale.
une perplexite extreme, ce qui peut deboucher sur I 'intuition
-uprarationnelle. » Ajoutons que le mot hayrah est etroitement
upparente a tahayyur qui a le sens purement positif d' « emer-
• eillement », comme dans ce dire du Prophete : « Seigneur,
u.-crois mon 6merveillement dcvant Toil »
1. Je reponds a I'appel de celui qui M'invoque, quaml it M’in-
roque 111 , 186).
88 Qu'est-ce que le soufisme ?
possible de lui faire comprendre, de maniere que
la raison, l'imagination et les autres facultes soient
penetrees par la verite, chacune selon sa modalite.
Car la voie spirituelle est une offrande; et, en fin
de compte, elle est 1'oflTrande du soi individue! en
echange du supreme Soi. Mais elle doit se faire
accepter, et Ton ne saurait attendre de l'lnfini
qu'il accepte moins qu'une totalite. L’offrande
doit etre tout ce que peut offrir celui qui la fait et
doit done etre sincere. Le representant d'une auto-
rite exoterique demanda un jour au cheikh ad-
Darqawi pourquoi il utilisait un rosaire, 1 'idee
sous-entendue dans la question etant que le Pro-
phete n'en utilisait pas et que cette pratique
manquait done de justification. Le cheikh repon-
dit qu'il y avait recours de maniere que sa main
elle-meme puisse participer au souvenir de Dieu.
La doctrine soufique des cinq Presences divines
off re un exemple de formulation doctrinale assimi-
lable au mental. Un seul £tre signifie, cela va sans
dire, une seule Presence; mais cette Presence est
a la fois 1'Exterieur et rinterieur, ce qui permet
de parler de deux Presences, a savoir ce rnonde et
l'autre; et, comme 1'Exterieur est un Nom de la
Divinite unique, il ne saurait etre detache et isole
des autres Noms, mais doit participer des Qualites
qu'ils expriment et parmi lesquelles figure I'lnte-
riorite. Ce rnonde doit done posseder un aspect
interieur aussi bien qu'exterieur, un domaine des
ames aussi bien qu'un domaine des corps, de
meme que, de fagon transposee, le Createur non
manifeste possede son aspect exterieur dans les
La doctrine
89
Cieux qui sont le domaine de l’Esprit. II est ainsi
conforme a la nature des choses de parler de
quatre Presences, au-dela desquelles est I’ Essence
divine Elle-meme, Presence de P Unite absolue
qui penetre et contient tout.
Non seulement la Shahadah corrobore cette
doctrine en nous affirmant que rien ne saurait
etre reel qui ne soit divin, qu'il n'est de realite que
la Realite, mais la sequence verbale qu’elle consti-
tue reflete la quintuple hierarchie dont il vient
d'etre question. « Dans la formule let ilaha ilia
Llah (« point de divinite sinon la seule Divinite »),
chacun des quatre mots marque un degre, le ha final
du Norn Allah symbolisant le Soi (Hua 1 ). » On
peutcommenter cette remarque en notant que, du
point de vue du chemin spirituel, le premier mot
est comme la lumiere de la verite projetee sur le
monde materiel pour faire contrepoids a Pillusion
que celui-ci serait la realite la plus grande et pour
donner a Tame Pavertissement de ne pas s'engager
dans une telle direction. Le deuxieme mot corres-
pond au monde des ames qui constitue, precise-
ment, la zone dangereuse en ce qui concerne
Pidolatrie. Le Coran fait continuellement allusion
a ceux qui font de lews passions des dieux; mais
une telle usurpation n'est possible que parce que
fame est virtuellement divine. Ce deuxieme mot
de la Sliahddah designe une divinite potentielle
1. Litteralement « Lui », un Nom de 1‘Essence. F. Schuon,
Formes el Substance dans les religions , Paris, Dervy Livres, 1975,
p. 58. Pour un expose de cette doctrine, voir le chapitre intitule
« Les cinq Presences divines », p. 53-68.
90 Qu'est-ce que le soufisme ?
situee entre deux portes fermees, l'une a cle et
I'autre seulement appuyee, c’est-a-dire entre un
« non » absolu, d'une part, et, de I’autre, un
« non » conditionnel (litteralement : « s'il n’est
pas ») qui aboutit a un « oui » conditionnel qui
est le troisieme mot, lequel represente I' Esprit;
celui-ci et les Anges, qui constituent la troisieme
Presence, exercent en fait une mediation en
faveur de Lame, a la maniere d’un « mais », d'un
« sauf » ou d'un « sinon ». Le mot ilia est comme
un soupir de soulagement, ou comme une deli-
vrance de la prison que sont les formes coagulees,
et il signale le chemin conduisant a la solution
finale donnee par le quatrieme mot qui represente
les deux Presences les plus elevees. Ainsi la
Shahadah peul etre comparee a une amulette ou
a un talisman aidant a trouver sa route, car elle
detourne fame de I'erreur tout en creant, dans le
cours des mots qui la composent, un mouvement
irresistible allant d'une situation de simple virtua-
lite vers la Paix de I'Actualite.
Le symbole de I'eau et de la glace representant
le Createur et la creation apparemment ditTerents
mais secretement identiques, qui figure dans
l’oeuvre du souli ‘Abd al-Karim al-J?li 3 , offre un
autre exemple de formulation doctrinale extre-
menient utile pour le mental. L’image est d'autant
plus veridique que la cristallisation sous forme de
glace parait beaucoup plus substantielle que I'eau
1. Dans son traite Al-lnsart at- Kamil, chap, vn, et dans son
poeme AI-‘Ayniyyali.
La doctrine
91
dans son etat ordinaire; et, en outre, lorsqu’un
gros morceau de glace fond, il donne une quan-
tity etonnamment petite d’eau. Pareillement, les
mondes inferieurs, en depit de toute la realite
dont ils donnent I’apparence, dependent pour
leur existence d'une Presence 1 relativement
reduite comparee a celle qui confere aux paradis
leur beatitude perpetuelle; d'ailleurs, la perpe-
tuite n’est pas PEternite et les joies de ces Paradis
ne sont pas plus que les ombres de la Beatitude
du Paradis supreme.
Que la Presence divine soil quintuple ne conlre-
dit pas son Unite, c’est-a-dire PUnite de l’£tre,
car il s'agit toujours de la meme Presence. Au
demeurant, du point de vue de la Realite absolue,
la hierarchie quintuple a « deja » ete refermee,
comme on pile un rouleau sur lequel on ecrit 2 , et
la glace est « deja » fondue. La Shahadah exprime
les deux points de vue, le relatif et Pabsolu, dans
sa substance meme. Ses lettres sont cristallisees
en mots qui correspondent, comme nous Pavons
vu, aux differents degres de la hierarchie. Mais,
si Pon decompose en lettres les mots dont elle
est formee, on constate qu'il n'y a que celles-ci :
alif lam, et ha, et ce sont les lettres du Nom
supreme.
1. La Presence n'est pas non plus uniforme a I'intdrieur d'un
seul monde. Dans le monde materiel, par exemple, les grands
symboles ou signes de Dieu et de Ses qualites, qu'ils soient du
r^gne animal, vegetal ou mineral, sont ce qu'ils sont selon le
degr6 de concentration de la Presence divine.
2. xxi, 104.
92
Qu'est-ce que le soufisme ?
L' « ceil de glace », qui est un ceil d'illusion,
ne saurait voir que de la glace. Seul l'CEil d'Eau
peut voir l’Eau. Comme le dit le Coran : Lews
regards ne L' atteignent pas , mais // atteint leurs
regards, et II esl Celui qui penetre tout, Celui
qui est parfaitement informe lei encore, ce qu'on
peut appeler un Norn d 'omnipresence (al-Latif)
est suivi d'un Nom d'omniscience (al-Khabir).
En realite, Etre et Voir sont un, et ils sont pre-
rogative de Dieu. La fusion de la glace est le
retrait de toute pretention a usurper cette pre-
rogative.
On peut poser cette question : « Puisque Dieu
seul peut voir Dieu, pourquoi est-il promis a
celui qui a le cceur pur qu’il Le verra ? » La
reponse est que ceux qui ont le « cccur pur »
sont precis&nent ceux chez qui la fusion s'est
produite et qui voient avec 1’ « CEil d'Eau ». La
subjectivity dont l’homme dechu est conscient
resulte de la projection de la lumiere interieure
transcendante sur la coagulation semi-opaque et
done impure qui forme barriere entre cette
lumiere et l’ame. L'ego est une lueur qui donne
l'apparence d 'avoir son origine au niveau de
cette barriere, d'ou 1 'ill usion de constituer une
unite separee et independante. La purete est la
transparence de ce qui fond. Elle revele que la
subjectivity n'est rien de moins que toute une
dimension « verticale », Rayon traversant le
Coeur que, d'une part, il transcende infiniment,
1. vi, 103.
La doctrine
93
et par lequel, d 'autre part, il passe sans obstacle
jusque dans la substance de Lame, dans la
mesure ou cette substance est, par sa nature,
capable de l’accueillir. Le Coran designe le
saint comme celui qui etait mort , que Nous avons
ressuscite et a qui Nous avons rends une lumiere
pour se diriger parmi les homines 1 . La mort dont
il est question est la fusion du sujet illusoire; et
c'est dans le courant de la nouvelle conscience
subjective nee apres cette mort el faite de Vie
et de Lumiere que le Divin « atteint » l'humain.
A ce sujet et a propos des mots // atteint leurs
regards , il y a lieu de noter que le Nom aux mul-
tiples aspects qui est mentionne immediatement
apres, al-Lattf est parfois traduit par « le Bien-
veillant ». Dans son sens complet, il ne signiHe
pas moins que « le Bienveillant qui penetre et
domine tout avec douceur ». Sa presence dans ce
contexte indique que 1' « atteinte » en question
est un acte d 'amour, ce que confirme cette « Tra-
dition sainte » : « Quand Je l'aime [Mon esclave],
Je suis Touie par laquelle il entend et la vue par
laquelle il voit 2 . »
Ces considerations, qui se rapportent au
< flux de la vague », sont un complement neces-
saire a ce qu'on a dit de son reflux et de la reab-
sorption. Non seulement la Divinite accueille et
assimile, mais elle atteint et penetre. Le grand
1. vi, 122.
2. Cette Tradition sera citee de fa?on plus complete au cha-
ritre suivant.
94
Qu'est-ce que le soufisme ?
exemple en est le cas, deja cite, du Messager divin
continuellement rejoint et comble par la Presence
supreme; et nous avons vu que l'invocation de
benedictions sur le Prophete est un mode de par-
ticipation a cette « transfiguration 1 2 », a condition
d'avoir atteint suffisamment de maturite.
En ce qui concerne Pimmanence de la Presence
supreme dans les « autres » Presences, le cheikh
al-‘Alawi fait dire a la Divinite :
Lc voile de la creation, j'en ai fait
Un ecran pour la Verite, et dans la creation resident
Des secrets qui soudain jaillissent comme des sources *.
Cela permet de saisir analogiquement que, mal-
gre toutes les satisfactions donnees au mental, la
perplexity demeure toujours comme en embus-
cade. II ne saurail en etre autrement, car il est
un ordre de succession qui doit etre suivi : doc-
trine, comprehension, perplexite 3 , illumination;
ou bien : graine, lige, bouton, fleur. Le bouton
etroitement ferme de la perplexite (hayrah)
1. C'est par unc manifestation de Soi-memc (at-Tajaili) que
la Divinity atteint et domine. Ainsi les Arabes Chretiens cmploient
le terme at-Tajalli pour designer la Transfiguration qui. pour le
Christ, fut une immersion miraculeuscment visible de la nature
humaine dans la Nature divine.
2. Dtwdn, dans Un saint musulman clu xx e siecle, op. cit., p. 252.
3. II est & peine besoin de pr^ciser que. prise dans ce sens, la
perplexite est parfaitement compatible avec la serenite. Autrc-
ment, clle ne saurait etre consideree comme une phase normale
de la voie spirituelle, etant donnd que la serenity est une condition
sine qua non aussi bien du faqr (pauvrete) que de Vislam (soumis-
sion, resignation).
La doctrine
95
s'epanouira, s'il dispose des conditions requises,
en une fieur d'emerveillement (tahayyur), et la
principale de ces conditions est la « lumiere ».
Mais les possibility de recevoir la lumiere ne se
limitent pas aux intuitions tres fragmentaires qui
sont tout ce qu'un novice pourrait en general
esperer. Ainsi qu'il ressort des remarques du
cheikh ad-Darqawi au sujet de la perplexite, ce
qui, du point de vue de Phomme perplexe,
semble une fermeture est, en fait, une porte
ouverte par laquelle doit venir un secours a la
mesure du besoin; et le premier secours que Pon
doit esperer obtenir pour elre eclaire est celui qui
se presentera sous la forme du Maitre spirituel.
C’est lui qui est le soleil dont le novice recevra
la chaleur. Mais la « porte de la necessite » doit
s'ouvrir enticement; el la necessite dont il s’agit
est faite, d'une part, du pressentiment de la
Verite et de Purgence d'y parvenir, et, d’autre
part, de la conscience de Pabime qui en separe
et de Pimpuissance a le franchir par ses propres
moyens.
7
La methode
« Rien de ce qui rapproche Mon esclave de
Moi ne M'est plus agreable que I'accomplisse-
ment des obligations que Je lui ai imposees. En
plus, Mon esclave ne cesse de se rapprocher de
Moi par des pratiques surerogatoires jusqu'a ce
que Je 1’aime; et lorsque Je l'aime, Je suis Louie
par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit,
la main avec laquelle il empoigne, le pied sur
lequel il marche »
Le soulisme tout entier — ses aspirations, sa
pratique et meme, dans un sens, sa doctrine
est resume dans cette « Tradition sainte » que les
soufis citent peut-etre plus souvent que tout
autre texte, le Coran mis a part. Ainsi que Ton
peut en inferer, les pratiques mentionnees sont
de deux categories : rites obligatoires pour tous
les musulmans et rites surerogatoires. Lorsqu'un
novice entre dans un Ordre, l'une des premieres
choses qu'il lui faudra faire sera d’acquerir une
dimension supplemental conferant profondeur
et elevation aux rites accomplis de fagon plus ou
1. Bukhari, Riqdq, 37.
La methode
97
moins exoterique depuis son enfance, a supposer
qu'il, ou elle, soit d’education islamique. Les
obligations de 1' Islam, couramment denommees
les « cinq piliers », sont la Shahadah, la priere
rituelle cinq fois par jour, I'aumone, le jeunedu
mois de Ramadan et le pelerinage a La Mecque
si les circonstances le permettent, cette derniere
obligation etant la seule qui ait un caractere
conditionnel.
Nous avons deja indique la difference existant
entre la Shahadah telle que les soufis 1 'inter-
pretent et son sens superficiel selon lequel « nul
n'est digne d’adoration que Dieu ». Mais cette
difference objective recouvre une difference sub-
jective correspondante, car une question surgit :
qui porte tcmoignage de ce qu'il n’est de dieu
-ue Dieu, de realite que la Realite? Pour les
soufis, la reponse reside dans le Nom divin ash-
Shahid (le Temoin) qui, fait significatif, suit
al-Haqq (la V6rite, la Realite) dans les litanies des
Noms le plus souvent recitees. Si Dieu seul est,
-ucun temoignage ne saurait etre valable, excepte
ie Sien. C’est une hypocrisie d’affirmer l’Unite
de I'Etre d’un point de vue lui-meme en contra-
iiction avec la verite, et ce fut sans doute afin
:ue ses disciples fussent galvanises en prenant
.onscience de cela que Hallaj enonga son para-
ioxe accablant : « Quiconque temoigne que Dieu
-st Un, Lui associe un autre [a savoir son propre
soi individuel en tant que temoin *]. »
i. Akhbar al-Hallaj, n°49.
98
Qu'est-ce que le soufisme ?
Le Temoin doit etre, non le soi individuel, mais
le Soi, ce qui signifie que Lame n'est pas compe-
tente pour proclamer la Shahadah. Tous les
Ordres soufiques sont d'accord sur ce point, bien
que leurs methodes puissent differer en ce qui
concerne le franchissement du fosse separant
1‘hypocrisie de la sincerite. Dans certains Ordres,
en contraste avec la recitation simple qui suffit
normalement, le novice doit reciter la Shahadah
des centaines de milliers de fois afin d'apprendre
a la faire sourdre d'un point de conscience plus
profond; et meme dans ce cas, et bien qu'il ait
acc&s a la connaissance doctrinale de I'Unite
de l'£tre, il ne sera pas autorise a mediter sur
cette doctrine s'il est juge trop assoupi intellec-
tuellement.
Jusqu'a present, nous avons considere seule-
ment la premiere partie de la Shahadah. Mais le
premier pilier de I'lslam est double. Le temoin
doit aussi attester que Muhammad est le Messa-
ger de Dieu — Muhammadun Rastilu 'Hah. Le
« voyageur » doit apprendre a voir dans cette
formule un abrege du chemin spirituel, de la vague
qui doit I'emporter jusqu'au terme du voyage.
Les deux temoignages se terminent pareillement.
Mais, alors que Id ildlia did 'Llah commence par
un terme negatif, comme pour tourner le dos au
monde, Muhammadun Rasulu 'Hah 1 mentionne
I . Si Muhammadun Rasulu 'Lldh exprime le rcllux de la vague,
on peut trouver I'expression complementairc de son flux dans
les trois lettres Alif-Ldm-Mim; voir ci-dessus, p. 29, n. 1.
La methode
99
en premier lieu letat de perfection humaine
coniine point de depart vers la realisation de tout
ce qui est situe au-dela. En d'autres termes, il
existe un abime entre cette formule et le novice
qui, dans divers Ordres, nest pas autorise a la
repeter methodiquement jusqu’a ce que la reci-
tation de la premiere Shahadah ait aboli certaines
contractions de son ame et I 'ait conduit au point
oil il lui sera possible de franchir le vide par son
aspiration et de placer sa subjectivity dans le nom
Muhammad. Repeter la formule Muhammadum
Rasulu 'Llcih avec I'accent mis sur le premier mot
est comme se revetir d'une robe magnifique qui
'erait beaucoup trop grande, mais aurait le pou-
• oir magique de faire croitre jusqu’a ses dimen-
sions celui qui la porterait. Cependant le porteur
ne doit pas s'avouer a lui-meme qu 'il ne la
remplit pas; et la courloisie spirituelle (adah) de
la voie exige qu'il voie dans ses compagnons,
disciples comme lui, des porteurs de la meme
r obe et qu'il leur temoigne son respect en conse-
quence. II y a la un autre exemple du ka'anna
(comme si) tres caracteristique du soufisme, et
cela illustre aussi la primordialite de sa pers-
pective. La seconde Shahadah peut etre regardee,
du point de vue de la methode, comme un refus
d'admettre que la chute de I'homme ait vraiment
eu lieu '. Mais cette maniere de voir doit neces-
sairement se combiner avec une conscience aigue
I. II est a peine besoin de dire que e'est aussi le cas de la pre-
-liere Shahadah dans son sens le plus eleve.
100
Qu'est-ce que le soufisme ?
des effets de la chute, c'est-a-dire de ses propres
manquements et, eventuellement, de ceux des
autres, et cette conscience trouve son expression
dans les deux premiers mots de la premiere
Shahddah, la ilaha, ou, plus simplement, dans
la negation initiale. Ainsi le premier pilier de
rislam, avec sa dualite, peut etre considere
comme une combinaison de la situation de
1’homme dechu de celle de l’homme non dechu.
et le souli doit etre toujours pret a se deplacer
de l’une a l'autre.
Le second pilier de l'lslam — qui fournira
encore une illustration de la difference entre
conceptions legaliste et mystique de l'adoration
— est la priere rituclle avec I'ablution qui en
est inseparable. Tous les croyants admettront que
ce rite est un acte symbolique et que I'ablution
symbolise la purification de Tame. Mais il serait
certainement juste d’ajouter que la generality des
croyants regarde I'ablution simplement comme un
rite conferant un degre de purete juge suffisant
par le Ciel pour accomplir la priere — d'oii
la conscience de se trouver dans un etat de
purete legale ou rituelle, sentiment qu'il ne sied
pas de sous-estiiner, car il s'agit, par definition,
d'un « etat de grace » qui, de ce fait, est ouven
a toutes sortes de benedictions. Le soufi partage
necessairement ce point de vue et ce sentiment,
mais, au-dela de cette condition legale, il se
preoccupe dc la purete effective qu’il peut « gou-
ter » et qu'il doit rendre totale et permanente
et, pour lui, I'ablution est avant tout un moyer.
La methode
101
de prolonger la purete qu'il a deja realisee et
d’intensifier, a l'aide de (’element liquide trans-
parent et lumineux, la conscience qu'il en a.
On a deja fait allusion a l'identite secrete
existant entre la racine linguistique d’ou est
derive le mot gufi et une autre racine dont la signi-
fication de base exprime une idee de « purete »;
et il ne fait guere de doute que le terme gufi a
ete accepte et s'est impose en grande partie parce
qu il evoque le mot gafi (pur), relevant ainsi une
qualite qui est le commencement et la fin de
tout mysticisme. En efTet, Bishr al-Hafi 1 , I'un
des grands parmi les plus anciens soufis de Bag-
dad, declara expressement : « Le soufi est celui
qui garde son Cceur pur (gqfi). » 11 faut se
souvenir, en outre, que non seulenient I’acte
rituel, mais I’element auquel il a recours est en
iui-mcme un symbole, ce qui implique un lien a
une chaine d 'archetypes remontant a son Origine
divine. En d'autres termes, l’eau doit etre consi-
deree comme s'ecoulant dans ce monde a partir
de I'autre; et, d’apres le Coran, l'eau est I'un
des sym boles de la Misericorde (qui inclut la
purification) et de la Vie 2 . La quantile utilisee
ne compte pas. Une goutte d'eau peut, aussi
Pien qu'un lac, symboliser la Beatitude infinie
dans laquelle on est reintegre par la Misericorde.
^insi, dans I'ablution, l’eau consacree par
aspiration au retour devient un moyen de rein-
1. t 842.
2. Voir notre article a The Quranic Symbolism of Water »,
iins Studies in Comparative Religion , ete 1968.
102
Qu'est-ce que le soufisme ?
tegration, ou, d'un autre point de vue, de libera-
tion, car elle symbolise egalement la Substance
vivante de la Realite rendue a la liberte apres
avoir ete congelee dans les formes finies.
Vue d'un autre angle, la meme linalite est
representee dans la priere rituelle, au cours de
laquelle chaque cycle de mouvement aboutit a
une prosternation suivie d’une position assise.
Les soulis I'interpretent a la lumiere de ce
passage coranique : Tout ce qui s'y trouve [chins
les mondes crees ] disparaitra ; la face de ton
Seigneur subsist e, pleine de mqjeste et de genero-
site La disparition correspond a la proster-
nation, et ce qui subsiste a la position assise qui
est la plus compacte el la plus stable de toute
la priere 1 2 . C'est de ce verset que sont derives deux
termes soufiques fondamentaux : fund' (extinc-
tion) et haqcV (ce qui demeure, qui subsiste.
Eternite); et on peut dire de celui qui a connu
I'extinction qu'il ne subsiste pas lui-meme, mais
seulement en tant que Soi.
Parmi les rites non obligatoires de l'lslam
accomplis par les soufis, l'invocation du nom
Allcili, comme on I'a deja note, est de beaucoup
le plus important. On pourrait voir une certaine
contradiction entre la « Tradition sainte » citee
au debut de ce chapitre, declarant l'obligatoire
superieur au surerogatoire, et l'affirmation cora-
1. LV, 26-27.
2. Pour des explications plus completes sur la significatior
de ces mouvcnients, voir Un saint musuhnan du xx c siecle, op. cir~
p. 234-238.
La methode
103
nique selon laquelle le dhikr Allah , qui est faculta-
tif, est plus grand que la priere rituelle elle-meme,
qui est obligatoire. Mais il faut garder a I 'esprit
que, meme si les pratiques obligatoires impriment
un rythme spirituel a I'ecoulement des heures, leur
accomplissement exige relativement peu de temps.
Les rites surerogatoires ont alors une superiorite
potentielle sur elles en ce qu'ils ont la capacite de
ceindre et de penetrer la vie tout entiere, et c'est a
cela que lendcnt ceux qui pratiquent l'invocation
de fagon methodique. La « Tradition sainte »
signifie en clair qu'une obligation legale ne
saurait etre remplacee par autre chose au gre
d'un caprice individuel. Ainsi les soufis s'ac-
cordent sur le fait que l'invocation du Nom, qui
constitue en soi le rite le plus efficace, est acceptable
par Dieu a la seule condition que I'invocateur ait
accompli tout ce qui est obligatoire. Elle ne
pourrait constituer elle-meme une obligation
legale, car, plus un rite est puissant, plus il peul
etre dangereux ; et il s'en faut de beaucoup que tous
les novices soient autorises des le commencement
a pratiquer l'invocation du Nom supreme.
La recitation du Coran est sans doute le rite
facultatif le plus repandu dans I'ensemble de
la communaute musulmane. On pourrait dire
des soulis qu'ils se distinguent de la majorite
parce que, lorsqu'ils le recitent — ou lorsqu'ils
I'ecoutent, ce qui est rituellement equivalent — ,
ils le font en tant que prolongement du dhikr
Allah, sans attenuer leur aspiration au retour a
Dieu. La doctrine relative au caractere incree
104
Qu'est-ce que le soufisme ?
du Livre revele offre un moyen d’union qui doit
etre mis en valeur. De plus, Lame a besoin du
Coran comme complement du Norn puisqu’elle
est, par sa nature meme, ce qu’on pourrait
appeler une unite multiple, et sa multiplicity qui
vient de Dieu, exige une certaine reconnaissance
directe qu'il n’appartient pas a la fonction du
Nom d'accorder. La citation qui suit eveillera des
echos aupres de chaque lecteur du Coran. Mais
elle concerne d'abord les soufis, car eux seuls sont
pleinement conscients du probleme ici aborde :
« Comme le monde, le Coran est un et multiple
a la fois. Le monde est une multiplicite qui
disperse et qui divise; le Coran en est une qui
rassemble et mene a l'Unite. La multiplicite du
Livre sacre — la diversite des mots, des sentences,
des images, des recits — remplit l'ame, puis
l'absorbe et la transpose imperceptiblement, par
une sorte de ‘ ruse divine ’, dans le climat de la
serenite et de l'immuable. L'ame, qui a 1'habitude
du flux des phenomenes, s'y adonne sans resis-
tance, elle vit en eux et est divisee et dispersee par
eux, et meme plus que cela : elle devient ce qu’elle
pense et ce qu'elle fait. Le Discours revele a la
vertu d'accueillir cette meme tendance tout en
en renversant le mouvement grace au caractere
celeste du contenu et du langage, si bien que les
poissons de l’ame entrent sans mefiance et selon
leurs rythmes habituels dans le filet divin l . »
1. F. Schuon, Comprendre I' Islam, Paris. Ed. du Seuil, coll.
« Points Sagesses», 1976, p. 54-55.
La methode
105
Le nom et le Livre sont deux poles entre
lesquels se trouvent une abondance de possibility
d'invocation et de litanies plus ou moins proches
de 1'un ou de I'autre. Par exeinple, la recitation
des deux Shahadas et 1'invocation des deux Noms
de Misericorde sont plus proches du Nom
supreme, cependant que certaines litanies longues
et complexes sont plutot comparables au Coran,
d’extraits duquel elles sont d'ailleurs souvent en
grande partie composees. Mais on pourrait dire
qu’il existe un autre complement du Nom tres
different du Livre revele, bien que parallele en ce
qu’il reconnait directement la nature diffuse de
Lame; il s’agit de la priere individuelle dans
laquelle le suppliant s’adresse a la Divinite
comme a une autre personne, lui conhanl ses
difficulty et ses besoins qui peuvent concerner
aussi ses proches, vivants ou morts, et lui deman-
dant des faveurs de divers ordres — ou ne lui en
demandant pas, seion les cas, car il est essentiel
que cette priere soit une mise a nu spontanee
de I’individu, et il n’existe pas deux individus
identiques.
On rappellera, a ce propos, que la nuit est le
symbole de Lame et que la clarte de la pleine lune
sans nuages ne transforme pas la nuit en jour.
Toute la foi que peut posseder une ame ne saurait
etre que tres relative comparee a la certitude du
Cceur, mais elle peut etre, a un degre variable, un
prolongement de cette certitude. Dans un passage
significatif du Coran, Abraham demande a Dieu
de lui niontrer comment II ramene le mort a la
106
Qu'est-ce que le soufisme ?
vie. N'as-tu pas de foi ? est la reponse divine.
Oui, mais c'est pour que mon cceur soil apaise \
dit Abraham. On pourrait interpreter ces derniers
mots de la fagon suivante : « De maniere que
la certitude dans la profondeur de mon etre soil
laissee en paix sans etre troublee par les vagues de
la raison et de 1'imagination agitant la surface. »
Cette reponse est acceptee et suivie d'un miracle
de « vivification » montrant que Tame a droit a
certaines concessions. On pourrait dire, en fait,
que (’intention d'un miracle est de permettre a
Tame tout entiere de participer de fagon surna-
turelle a une certitude « absolue » qui est norma-
lement la prerogative du Coeur; mais ce resultat
peut etre obtenu dans une plus faible mesure par
ce moyen parfaitement naturel et humain qu'est
la priere individuelle — non par un supplement
de foi, mais par lelimination des obstacles et des
distractions. A cette priere, comtne a la recitation
du Coran, participe toute la communaute, et on la
considere generalement comme un complement
de la priere riluelle, a laquelle elle fait normale-
ment suite, la faisant preceder de cette parole du
Coran : Votre Seigneur a dit : Appelez-moi et Je
vous exaucerai 1 2 . Mais la majorite ne s'occupe pas
de methode, alors que les cheikhs souiis insistent
surtout sur la valeur methodique de cette priere.
non settlement en tant que moyen de communion
reguliere pour Fame, mais aussi atin de s'alleger
1. ii. 260.
2. XL, 60.
La methode
107
soi-meme, c'est-a-dire de decharger celle-ci de
certaines de ses inevitables preoccupations et
angoisses, de maniere qu'elle soit, du moins dans
ses expressions superieures, un prolongement de
la paix du Coeur plutot qu'un contraste par
rapport a celle-ci. II ne faut pas non plus sous-
estimer rimportance du geste accompli dans
cette priere, car l'orant, la tele legerement inclinee
et Ies mains en avant avec les paumes tournees
vers le haul et formant une concavite vide, devient
une incarnation de la pauvrete spirituelle dont
l'ame doit se penetrer.
On peut conclure des enseignements sur la
perfection humaine — ainsi qu’on y a deja fait
allusion a propos du Messager que l'ame
primordiale est une harmonie multiple unifiee et,
si Ton peut dire, suspendue entrc I'autre monde
et celui-ci, ou bien entre I'lnterieur et l'Exterieur,
d'une maniere telle que Eequilibre est parfail
entre I'attraction des signes interieurs — le Coeur
et, au-dela de celui-ci, 1 ' Esprit — et les signes sui-
tes horizons. Get equilibre revet aussi un aspect
dynamique du fait que le Coeur dirigc a travers
l'ame un rayon de reconnaissance des signes
exterieurs que sont les grands phenomenes de la
nature; et ceux-ci, par 1'effet qu'ils produisent
sur les sens, provoquent une vibration qui tra-
verse l'ame en direction de l'interieur, de sorte
qu'avec I'homme, dernier etre cree, le mouvement
exterieur de creation est renverse et que tout,
pour ainsi dire, reflue a travers son Cceur vers sa
Source eternelle et infinie. Mais, dans l'ame
108 Qu'est-ce que le soufisme ?
dechue, oil 1'attraction du Cceur est plus ou moins
imperceptible, l'equilibre est rompu et les pla-
teaux de la balance sont lourdement surcharges
en faveur du monde exterieur.
Demander comment le veritable equilibre peut
etre retabli est une maniere de poser la question :
« Qu’est-ce que le soufisme ? » Et la reponse est
qu’il doit se produire dans I'ame un mouvement
interiorisant vers le Cceur pour neutraliser I'attrac-
tion du monde exterieur. Seul un Maitre au sens
plenier du mot est capable d’eveiller et de diriger
ce mouvement.
La mention de cet aspect tout a fait essentiel
du soulisme nous anidne a considcrer deux
termes, qahd (contraction) et bast (expansion),
que Ton trouve si frequemment dans les traites
souliques. L'effort initial visant a susciter un
mouvement interiorisant procede de qahd; et la
« saveur » de celui-ci doit rester afin de veiller sur
la reaction concomitante de bast , non pour en
diminuer I’amplitude, mais pour lui eviter d’etre
un retour aux limitations de la mondanite. La
croissance de I’ame dans la stature primordiale
est un aspect de cette expansion spirituelle
repondant a la contraction spirituelle. Le Coran
etablit constamment un rapport entre le qahd du
sacrilice et le bast de la croissance. On peut aussi
noter qu'en arabe le mot designant l’acte d'aug-
menter la croissance (tazkiyah) signifie en meme
temps purification, ce qu’en traduction on
n 'arrive guere a rendre par un terme equivalent,
meme s'il existe un rapport etroit entre les deux
La methode
109
notions, l'impurete faisant obstacle a la crois-
sance; c’est parce que les canaux menant au
Cceur et en provenance de lui sont obstrues que
Tame dechue est etiolee, du moins dans certains
de ses elements. Le symbolisme de Femondage,
qui est aussi un moyen de purification, illustre
particulierement bien le principe dont il s'agit,
car, en emondant, comme le qabd le fait pour
Fame, on procede a un amoindrissement en vue
d'un accroissement qui depassera de beaucoup
Fetat existant avant le sacrifice. Celui qui [era un
beau prei a Dieu , // le doubler a en sa faveur el il y
a pour lui une recompense gene reuse '. De tels
textes sont fondamentaux dans toutes les reli-
gions.
Un exemple evident de qabd est le jeune, mais
il faut se souvenir que celui-ci, dans FIslam, est
rompu au coucher du soleil. Ainsi les soufis
assimilent le mois de Ramadan, de meme que les
jeunes surerogatoires qui en sont des extensions,
a Falternance generate caracterisant la methode
qu'ils suivent, les jours du mois offrant Faspect
du qabd e t les nuits du bast.
L’objectif le plus eleve du qabd, c'est que le
bast se produise en direction du Coeur et meme
au-dela. Et cette possibility superieure, qui est
pure grace, n'est pas incompatible avec le bast
relativement exterieur qui concerne tout ce dont
Fame peut disposer, mais qui est lui-meme un
symbole de Fexpansion interieure et done un
I. LV1I. 1 1.
110
Qu'est-ce que le soufisme ?
instrument susceptible de la susciter. L'un et
l'autre constituent ensemble l’equilibre de Fame
primordiale dans laquclle le qabd est, pour ainsi
dire, remplace par le bast transcendant.
De tous les moyens a la disposition des soufis,
c’est la retraite spirituelle, khalwah (litteralement :
« Solitude »), qui constilue le qabd le plus rigou-
reux. Selon I'exemple du Prophete, certains
Ordres affirment que la retraite doit avoir lieu
dans un environnement naturel. Dans d'autres
Ordres, elle est accomplie dans une piece a
part reservee a cet usage. Tous sont d 'accord
pour affirmer la necessite de I'autorisation d'un
cheikli.
Le term ejalwah 1 sert habituellement a designer
des pratiques « expansives » complementaires
de la khalwah, et les « seances de souvenir »
( majdlis adh-dhikr), reunions plus ou moins
regulieres au cours desquelles les I'reres membres
de I'Ordre chantent des litanies et invoquenl le
Norn divin. offrent les exemples les plus evidents
de jalwah. Dans de nombreux Ordres a lieu,
lors de ces reunions, une danse sacree qui est
souvent un prelude a une seance d ‘invocation
silencieuse. De ces danses, la plus connue est
celle que Jalal ad-Din ar-Rumi (f 1273) a ensei-
gnee a son Ordre, la tarfqah des Mawlawi (en
turc Mevlevi), dont les membres sont plus connus
1. II scrait plus correct d'ecrire jilwah, litteralement « devoile-
ment » (d'une marine), mais le changement de voyelle est fait a
dessein pour donner un complement phonetique a son oppose.
La methode
111
des Occidentaux sous la designation de « der-
. iches tourneurs ». Cette danse, qui constitue
un bast particulierement ample, s'ouvre nean-
moins sur le qabd initial qu'est la majestueuse
procession durant laquelle le danseur croise les
bras sur sa poitrine et resserre ses epaules.
Accompagne par des flutes, des tambours et
parfois d'autres instruments, un chanteur se fait
entendre. Puis, a un moment donne, le cheikh
vient occuper la position pres de laquelle les
formes repliees sur elles-memes vont defiler solen-
nellement; et chaque danseur, des qu'il penetre
dans 1'orbite du cheikh, se met a deployer ses
bras et a tourner sur lui-meme en rond, d'abord
lentement mais accelerant bientot et etendant
completement les bras, la paume de la main
droite tournee vers le haut pour etre un recep-
tacle du ciel et celle de la main gauche vers le
bas pour transmettre a la terre ce qui vient du
Ciel, et le tournoiement continue.
Cette description sommaire ne rend pas compte
de la complexity de la danse, mais elle suffit a
faire ressortir un aspect essentiel qifelle possede
en commun avec les danses d'autres Ordres, a
savoir le fait que le corps symbolise I" Axe de
I'univers, lequel n'est autre que l'Arbre de Vie.
On est done en presence d'un rite de « centrali-
sation » susceptible de donner un avant-gout
du Centre perdu et, par la meme, d'une dimension
perdue de profondeur et d'elevation.
A ce propos, signalons que I'identite myste-
rieuse de la danse et du Norn est confirmee par
112
Qu'est-ce que le soufisme ?
ce verset du Coran : Une bonne parole est compa-
rable a un bon arbre dont la racine est so tide et
la ramure dans le del 1 . Cela peut etre interprets
de la maniere suivante : une invocation, et avant
tout celle du Norn supreme qui est la meilleure
des bonnes paroles, n'est pas la simple emission
d'un son qui se repand horizontalement dans
ce monde pour se perdre dans la legerete de
I'air, mais suscite une continuity de resonances
a travers tous les etats de Let re. C’est cet aspect
particulierement essentiel du dhikr Allah que
represente la danse sacree.
Les Ordres n'ont pas tous de danse, mais les
litanies constituent toujours un element carac-
teristique des « seances de souvenir »; et, a propos
de qabd et de bast , il est interessant de mentionner
une triple litanie dont I’importance fondamentale
est telle qu'on la recite regulierement dans la
plupart des Ordres, avec des variantes portant
seulement sur des details non essentiels. La pre-
miere des trois formules — dont chacune est
generalement repetee cent fois — est : « Je
demande pardon a Dieu »; on y ajoute la cen-
time fois une formule se terminant par ces
mots : « et c'est vers Lui que je me tourne en
repentance 2 »; a ce sujet, on peut citer cette
1. xiv, 24.
2. A propos de ces cinq derniers mots — qui n'en traduisent
qu'un seul en arabe — , il vaut la peine de mentionner que la
repentance, selon la conception islamique, consiste essentiellement
& se tourner vers Dieu, & I'imagc de ce qu'll fait Lui-meme en se
La methode
113
parole du grand souli egyptien Dhu 'n-Nun al-
Migrt (f 861) : « Pour le plus grand nombre, la
repentance se rapporte aux peches, mais, pour
les elus, elle concerne la distraction (ghaflah l ). »
Ce dernier terme pourrait se traduire par
« negligence dispersee », ce qui est precisement
un mode de 1'expansion profane dont le qabd
de la repentance est, pour le soufi, un antidote.
Completant cette premiere formule consistant a
se detourner du monde et a s’orienter vers le
Coeur, la deuxieme formule de la litanie est
i invocation, deja mentionnee, de benedictions
sur le Prophete, ce qui est virtuellement un bast
extreme. Ces deux formules, que Ton recite
successivement deux fois par jour, contiennent
une puissante discipline de consecration. II n’est
pas tellemcnt difficile de se detourner du monde
pour une phase de qabd — ou disons plutot
que le fait d'appartenir a un Ordre soufique
signilie que la difficulty a, d'une certaine maniere,
ete surmontee; mais il peut etre tres difficile
d'empecher que le bast ulterieur ne soit qu'une
sorte de rechute. L'invocation de benedictions
-ur le Prophete offre a l'ame un moyen d 'expan-
sion qui preserve de la mondanite. II va sans
dire que cela doit devenir spontane et sincere pour
que le bast soit efficace. A cet egard, la resistance
tournant vers I ‘homme. Dans les langues europdennes. nous disons
-abiiuellemenl que Dieu se laisse fldchir et que I'homme se
repent, mais I’arabe utilise le memc mot pour les deux choses.
I. Qushayri, Risalah.
114
Qu'est-ee que le soufisme ?
de Fame, resultat de la nostalgie qu'elle garde
de ses anciennes habitudes, est souvent une
surprise pour le novice et comporte toujours un
enseignement.
C’est Fetat d’expansion, et non de contraction,
qui donne la mesure de la maturite spirituelle,
car on ne peut dire d'aucune vertu qu'elle est
definitivement acquise si elle s'attenue lorsque
le qahd diminue, et un defaut n'est pas extirpe
s'il reapparait des que la pression du qahd s'est
relachee. Mais, de fagon plus precise, etant donne
que le hast possede deux aspects que les soufis
appellent ivresse (sukr 1 2 ) et sobriete (fahw),
c'est Fetat predominant, a savoir la sobriete,
qui constitue le veritable critere de ce qui a ete
realise spirituellement. L'ame sera sans doute,
la plus grande partie de chaque jour, dans ce
qu'on pourrait appeler un etat de hast sobre
II est normal, neanmoins, que la grace de I'ivresse
1. La frtqucnte mention du vin dans la poesie soufique invite
i pr6ciser que le seul vin que les soufis eux-memes se permettcnt
de boirc est celui que le Coran autorise, a savoir le vin du Paradis.
Par exemplc, il est extremement improbable, pour dire le moins,
qu'un vin terrcstre ait jamais effleure les levres d'Omar ibn
Al-Farid (t 1236), un des plus grands poites arabes soufis et
I’autcur de la famcuse Khamriyyah (I'Eloge du vin) qui commence
par ces vers :
Nous avons bu it la memoire du Bien-Aim6 un vin
Qui nous a enivr^s avant la creation de la vigne.
2. Des deux benedictions invoquees sur le Messagcr, celle qui
se rapporte a la Paix correspond k la sobri6t6. et celle qui se rap-
porte a la Gloire debordante, a I'ivresse.
La methode
115
chaque fois laisse sa marque, et, en efTet, cer-
tains cheikhs decrivenl la Station supreme comme
un etat oil l’on est interieurement ivre et exte-
rieurement sobre
La troisieme et derniere formule de la litanie
ramene qabd et hast a leurs archetypes trans-
cendants qui sont respectivement fancT (extinc-
tion) 1 2 et haqd' (subsistance, duree). Sa premiere
partie, « il n’est de dieu que Dieu, Unique,
sans partenaire », est une extinction. La seconde
partie, « a Lui le Regne, a Lui la louange et II
est puissant sur toute chose », est une expression
de la Plenitude divine — car haqd' est au niveau
de la Realite absolue qui exclut tout etre autre
que Son £tre. La parole que nous avons deja citee,
« je suis entre en me laissant au-dehors », pour-
rait etre paraphrasee de la maniere suivante :
« M'etant laisse moi-meme dehors (Jana'), je
suis entre et n'ai trouve que moi-meme (baqa').»
On peut egalement citer ces vers de Shustari 3 :
Apres I’extinction j’ai surgi, ainsi suis-je
Maintenant Eternel. mais non pas moi,
Pourtant qui suis-je, 6 Moi, si ce n’est Moi ?
1 . Voir, par exemple, Un saint musulman du xx” siecte, op. cit.,
p. 206-207. Le cheikh al-’Alawi emploie ici le temie " deracine-
ment » (iftilam) plus ou moins comme Equivalent d’ivresse.
2. II faut rappeler toutefois que qabd est simplement une
approche, tandis que Jana est le passage effectif par le << chas de
I ’aiguille » et ne saurait done etre completcment dissocie de son
resultat immediat qui est bast et peut-etre aussi sukr (ivresse).
3. Soufi andalou (t 1269).
116 Qu'est-ce que le soufisme ?
La derniere formule de la litanie est une expres-
sion de verite, et la contrepartie subjective de la
verite est la connaissance. De fagon analogue
et en rapport avec la premiere et la seconde
formule, on peut, a la place de qabd et de bast.
employer les termes de « crainte » et d'« amour »:
et cela fait ressortir encore plus clairement 1‘im-
portance fondamentale de cette litanie en tant
qu'abrege du soufisme dont on dit souvent
qu'il est fait de crainte (makhafah), d ‘amour
(mahabbah) et de connaissance ( rrtarifah ), puis-
que ces trois points de vue comprennent ensemble
la totalite des obligations subjectives de I’homme
envers Dieu. Et il n’y a rien de ce qui est permis
a 1'homme par rapport a Dieu qui n‘y soit
compris.
La meditation (fikr), qui est un element essen-
tiel de la voie spirituelle comme auxiliaire du
c/liikr, se fonde sur ces trois points de vue, dont
chacun comporte deux aspects. Par exemple,
la crainte implique le danger. Une solution est
alors la fuite. Fuyez vers Dieu \ lit-on dans le
Coran, qui dit aussi : II n' exist e aucun refuge
contre Dieu, sauf aupres de Lui 1 2 . Cela rappelle
cette « Tradition sainte » : « La ilaha ilia 'Llah
est Ma forteresse, et qui entre dans Ma forteresse
est a 1‘abri de Ma colere. » Mais le danger est
aussi une raison d'attaquer, et ce point de vue,
1. Li, 50.
2. ix. 118.
La mithode 1 1 7
,-ui est celui de la « grande Guerre sainte », a
ieja ete developpe.
Les deux aspects de la crainte sont apparentes
i la notion de devoir, et done a la volonte. « La
-ature humaine comporte trois plans : le plan
ae la volonte, celui de l'amour et celui de la
connaissance; chacun se polarise en deux inodes
complementaires, en sorte qu'ils se presentent,
respect ivement, comme renoncement et acte,
->aix et ferveur, discernement et union *. » Le
troisieme plan transcende l’homme en tant que
tel, sauf dans la mesure ou il lui offre un theme
de meditation. « Nous pourrions caracteriser
•espectivement les deux stations ou degres de
connaissance par les deux formules suivantes :
Ne connaitre que ce qui est : Dieu ‘ N'etre
que Ce qui connait : le Soi ’ 1 2 . »
Pour le soufi, la grande source de meditation
est le Coran lui-meme: et, traitant specialement
du soufisme, 1'auteur des passages que nous
\enons de citer se refere ailleurs 3 a des versets
coraniques pour illustrer la relation profonde
entre dhikr et fikr, e'est-a-dire entre 1'acte invo-
1. F. Schuon, Les Stations de la sagesse, Paris, Buchet-Chastcl-
Corrda, 1958. p. 191.
2. Ibid., p. 198. Nous ne connaissons aucun commentaire sur
la meditation qui puisse se comparer avec le chapitre final de ce
livre, sauf peut-etre les dernieres pages d'un autre livre du meme
auteur, ou les six stations de la sagesse sont definies comme
antidotes aux six " grandes miseres de Fame » (voir Perspectives
spirituelles et Fails humains , Paris. Les Cahiers du Sud , 1 953. p. 285).
3. Dans un texte non publie.
1 18
Qu'est-ce que le soufisme ■
catoire et les differents modes de conformite ave;
lui, auxquels Lame doit etre amenee par la medi-
tation : Les cceurs ne s' apaisent-ils pas an souvenir
de Dieu 1 ? Invoquez-Le avec crainte et desir ardent
Invoquez Dieu humblement et en secret 3 .
Le mot « crainte » peut ici recouvrir ses dein
modes, et on a deja illustre cette station a 1 ’aide
d 'a utres versets. Les deux modes de l’amour sont
« paix » et « desir ardent » 4 , tandis que le dernier
verset cite designe les deux stations de la connais-
sance comme base de revocation. L’humilite
la plus vraie, telle qu'elle s’exprime dans la pros-
ternation de la priere rituelle, n’est autre que
1. xin, 28.
2. vii. 56.
3. vii. 55.
4. La paix implique la possession de tout ce qu'on aime. Le
realismc de ee point de vue, de meme que celui d'autrcs exemples
deja cites du ka'anna (comme si) mdthodique du soufisme.
reside dans le caractere illusoire des apparences. En rcalite,
(’absence du Bien-Aime csl pure illusion, ainsi que I'a exprime le
poiite soufi marocain Muhammad al-Harraq (petit-fils spiritucl
du grand cheikh ad-Darqawi) dans les vers suivants :
Cherches-tu LaylS alors qu'elle est manifeste en toi ?
Tu la tiens pour autre, et pourtant elle n’est autre que toi.
Bughyat al-Mushtaq, p. 170, Boulac, 1881; au sujet de Layla,
voir ci-dessus p. 68, n. I .
L autre point de vue de I'amour, cclui du « desir ardent », ne
se limite pas non plus au realistne relatif correspondant a un
manque dont on fait I'exp^rience intense bien qu'il soit illusoire.
Ce point de vue est realiste surtout en lonction de I’Objct du
desir, Vtnfinimem Precieux (at-' Aziz), dans I’Eternel Priisent
duquel I'ardeur ne peut jamais faiblir.
La methode
119
fana\ 1’extinction. Quant au secret, on pourrait
le mettre en rapport avec l'injonction : « Que ta
main gauche ne sache pas ce que fait ta main
droite. » Dans ce cas, la « main gauche » est
Lego humain qui se trouve exclu de toute par-
ticipation a cette invocation, la plus profonde
de toutes, ou le Soi est aussi bien l'lnvocateur
que Plnvoque.
Le Coran insiste continuellement sur I’impor-
tance de la meditation, comme le font d'ailleurs
ies enseignements du Prophete; et on peut dire
en effet que dliikr et fikr ont pour la vie spiri-
tuelle une importance aussi essentielle que celle
du sang et des vaisseaux sanguins pour la vie
corporelle. Sans fikr , le dliikr serait largement
inoperant; sans dliikr, le fikr ne servirait a rien.
La meditation predispose Lame a recevoir 1'invo-
cation en ouvrant les canaux par lesquels celle-ci
doit s'ecouler. II s'agit de surmonter toutes ces
habitudes et reactions qui, a strictement parler,
sont contraires a la nature, mais qui sont deve-
nues une « seconde nature ». Ainsi que l'auteur
deja cite le remarque dans un autre texte non
publie sur le soufisme, « le resultat de la pratique
perseverante de la comprehension — par la
meditation — est la transformation intime de
1 'imagination ou du subconscient, I'acquisition
de reflexes conformes a la realite spirituelle.
L’intelligence a beau affirmer des verites meta-
physiques et eschatologiques, l'imagination — ou
le subconscient — continue a croire fermement au
monde, non a Dieu ni a l'Au-Dela; tout homme
120 Qu'est-ce que Je soufisme ?
est a priori hypocrite. La voie, c'est precisement
le passage de l'hypocrisie naturelle a la sincerite
spirituelle ».
Ce mot de sincerite est la cle donnant acces a
la comprehension de tout ce chapitre. Definis-
sant 1' ideal spirituel, le Coran emploie plusieurs
fois l'expression sincere envers Lui duns la religion,
ce qui signilie, vis-a-vis de 1'Objet en question,
une totale absence de reserve et une totale accep-
tation.
Les pratiques du soufisme doivent se diversi-
fier afin de repondre a la diversite et a la com-
plexity de Tame humaine dont chaque element
doit s'impregner de sincerite. Ridwdn, I’accep-
tation, est reciproque 1 ; el la sincerite n’est autre
chose que la rida 2 humaine sans laquelle il ne
saurait y avoir d 'acceptation divine.
1. Voir ci-dcssus, p. 52, n. 2.
2. Ce terme exprime habituellement la rdflexion humaine et
le complement du Ridw&n.
8
L’exclusivite ciu soufisme
Le soufisme est central, eleve, profond et
mysterieux; il est inexorable, exigeant, puissant,
dangereux, distant — et necessaire. Ce dernier
aspect se rapporte a son caractere inclusif que
I'on abordera dans le prochain chapitre; les
autres attributs sont des aspects de son exclusi-
vite.
Les quatre premiers mentionnes peuvent se
resumer par le mot « sacre ». En excluant le
profane, comme le sacre le fait par definition,
le soufisme n'exclut pas seulement I’atheisme et
I'agnosticisme, niais aussi l'exoterisme qui pre-
tend se suffire a lui-meme et contenir dans ses
limites etroites tout ce qui est demande a 1'homme
en reponse a la Revelation divine. Dans aucun
de ses aspects, la religion en elle-meme ne saurait
etre qualifiee de profane, mais la majorite de ses
adherents, du moins dans les epoques tardives,
constituent collectivement un domaine profane
ou existe une tendance a prendre toute chose a
sa valeur nominale et qui, en quelque sorte, ne
connait que deux dimensions. Le profane est
exteriorite plate. Son rejet par le soufisme trouve
122
Qu'est-ce que le soufisme ?
son expression dans ces paroles du Coran : Dis
Allah, et laisse-les ensuite a lews vains discours 1 2 .
Le Nom Allah est, nous I’avons vu, la bonne
parole que le Coran compare a un bon arbre.
Les propos oiseux ou profanes, qui sont exterieurs
et plats, sont la mauvaise parole que le Coran
declare semblable a an arbre mauvais : deracine
de la surface de la terre, il manque de stabilite
On a deja suffisamtnent indique que le sou-
fisme n'exclut pas I'exterieur comrne tel, et,
d’ailleurs, il ne le pourrait pas puisque I'Exterieur
est Pun des Nonis divins. Mais, en realite,
1'Exterieur fait un avec 1'lnterieur. Pour le soufi
toute exteriorite doit done etre rapportee a 1’in-
terieur, ce qui est une autre maniere de dire que,
pour lui, ce monde est un monde de symboles.
Ce que le soufisme exclut, e'est I'exteriorile
« independante » du profane dans laquelle Lego
accorde son attention aux choses de ce monde
seulement pour elles-memes. Cependant, pour
la methode, des lors qu'une telle exteriorite est
devenue pour I'homme une « seconde nature »,
il peut etre necessaire de retablir I'equilibre
en excluant temporairement toute exteriorite
dans la mesure du possible. C'est en se plagant
a ce point de vue que Hatim al-Agamm 3 pouvait
dire : « Chaque matin Satan me dit : Que vas-tu
1. vi, 91.
2. xiv, 26.
3. Soufi du ix e siecle connu comrne « le Sourd » (al-afamm)
parce que, un jour, afin d'eviter d'entrer en conversation avec
quelqu'un, il avait pretendu etre sourd.
£’ exclusivity du soufisme 123
manger, de quoi vas-tu te vetir et oil habiteras-tu ?
Et je lui reponds : Je mangerai la mort, je revetirai
mon linceul et j’habiterai dans la tombe 1 . »
Le soufisme a le droit d'etre inexorable, parce
qu'il se fonde sur des certitudes et non sur des
opinions. II en a meme le devoir, parce que la
mystique est le seul depositaire dc la Verile dans
son sens le plus total, se preoccupant avant tout
de I'Absolu, de l’lnfini et de I'Eternel; et « si
le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rend ra-
t-on ? ». Sans mysticisme, la Realite n'aurait plus
de voix dans le monde. On aurait perdu toute
notion de hierarehie veritable el aucun temoin ne
pourrait attester qu'elleest continuellement violee.
Le soufisme a le droit et le devoir d'etre inexo-
rable, non seulement de fa?on objective par le
fait de declarer quelles choses sont les premieres,
mais aussi de fagon subjective en les plagant
au premier rang, d'ou son exigence.
« La connaissance ne sauve qu'a condition
d 'engager tout ce que nous sommes : quand elle
est une voie qui laboure et qui transforme, et
qui blesse notre nature comme la charrue blesse
le sol.
« La connaissance metaphysique est sacree.
C'est le propre des choses sacrees d'exiger de
l’homme tout ce qu'il est 2 . »
L'aspect exclusif du soufisme ne concerne que
1 . Qushayri, Risatah.
2. F. Schuon, Perspectives spirituelles et Fails hutnains , op. cit.,
p. 185-186.
124
Qu'est-ce que le soufisme ?
ceux qui sont qualifies pour etre des « voyageurs »
au plein sens du terme. Mais, paradoxalement,
il peul y avoir la parfois un moyen d'inclusion.
Dans les multitudes d’athees et d'agnostiques du
monde, quelques-uns le sont pour des raisons
qui ne sauraient etre regardees comme totalement
inexcusables. L'atheisme et I'agnosticisme peuvent
etre la revoke d'un mystique virtuel contre les
limitations de l'exoterisme; car il se peut qu’un
homme ait en lui-meme, a l'etat non developpe,
les qualifications qui lui permettraient de suivre
une voie spirituelle nieme dans son acception
la plus entiere, mais qu’en meme temps — et
cela, dans le monde moderne, a des chances de
se produire plus que jamais — il ignore 1 'exis-
tence de la dimension mystique de la religion.
Son atheisme ou son agnosticisme peuvent se
fonder sur 1 'idee fausse que la religion coincide
exactement avec la representation exterieure et
superficielle que, fort souvent, on s'en fait exclu-
sivement parmi ceux qui sont censes en constituer
les « autorites ». II y a des ames qui ne sont dis-
poses a ne donner que tout ou rien. 11 peut done
arriver que I'exigence inexorable du soufisme
sauve certains qui ne pouvaient l'etre par aucun
autre moyen : elle les sauve de ne rien donner en
exigeant d'eux qu'ils donnent tout.
Le soufisme est puissant parce qu’il n'est
rien de moins que le Moyen divin du triomphe
ecrasant et total de l'Absolu. Le Prophete a dit
de la Shahadah, qui, ainsi que nous l'avons vu,
est l'abrege de la doctrine et de la methode
Lexclusivite du soufisme
125
soufiques : « Si les sept cieux et les sept terres
etaient places dans le plateau d'une balance,
la ilaha ilia 'Hah dans l'autre plateau I'empor-
terait en poids sur eux. » Mais des forces a ce
point actives exigent une fermete passive corres-
pondante dans l'ame de quiconque les met en
oeuvre. Autrement dit, elles demandent une
patience et une Constance capables de prolonger
leur action suffisamment pour prendre efiet dans
un domaine soumis au temps. A defaut de ces
vertus, qui font partie des qualifications 1 neces-
saires pour etre admis dans un Ordre soufique,
la pratique du soufisme peut comporter de grands
dangers, comme dans tout assemblage mal assorli
de faiblesse et de force, et evoquer les « enfants
jouant avec le feu » de l’exemple proverbial. II
est vrai, d'une certaine maniere, que tout croyant
doit tot ou tard devenir un soufi, sinon dans
cette vie, du moins dans la prochaine; mais il
n'est pas moins vrai que la grande majorite
souffre de disqualifications que seule la mort
peut dissoudre. Pour des hommes dans cette
situation, il serait dangereux de chercher a suivre
la voie des mystiques, mais ils en sentent rare-
ment la tentation. Le danger reside surtout dans
ce qu'on pourrait appeler les cas limites.
1. Le ii pressentiment de ses possibilities superieures » coincide
en partie avec un degre de ce qu'on appelle le « sens de I’fitcrnite »,
et il est impossible que celui-ci existe en sens unique. L'Ltcrnite
doit d’abord avoir laissd son empreinte sur l'ame. et les vertus
de patience et de Constance resultent nccessairemenl de cette
empreinte.
] 26 Quest-ce que le soufisme ?
Le fait que la purification constitue un but
du soufisme implique que, forcemeat, l’ame du
novice est relativement impure. En particulier,
il est improbable qu’un novice ait dps raisons
entierement pures de vouloir adherer a une tari-
qcih : a Paspiration legitime risque d'abord de se
meler, bien que de fagon inconsciente, une ambi-
tion individuelle. Le dhikr lui-meme finit par
« separer le grain de la balle »; Paspiration s'en
trouve encouragee, cependant que cela excite
Pantagonisme des elements impurs; et, lorsque
Pame s’est divisee en deux camps pour livrer
la grande Guerre sainte, on peut escompter que
le plateau de la balance aura suffisamment de
poids pour Pemporter sur les ennemis de PEsprit.
Si Paine n'a pas les justes dispositions au depart,
elle n’arrive normalement pas au point ou Pon
cherche a entrer dans un Ordre. Toutefois, il
n'est nullement exclu qu'un individu subisse Pat-
traction du soufisme pour des raisons en majorite
fausses.
De ce que les textes reveles et d'autres enon-
ciations autorisees nous apprennent des criteres
divins, en particulier de ceux s’appliquant aux
attitudes humaines qui deplaisent le plus a la
Divinite, on pourrait deduire que la doctrine de
PUnite de l'Etre et, avec elle, celle de l'lden-
tite supreme pourraient, dans certains cas, deve-
nir des moyens indirects de damnation. II est
bien preferable, pour un croyant non inlellectuel,
de rejeter une telle doctrine que de la laisser agir
comme un soporifique sur la crainte de Dieu et
L'exclusivite du soufisme
127
emousser sa piete exoterique, alors qu'en meme
temps se livrerait en lui un conflit interne depas-
sant ses forces. L’intellectuel voit l'ldentite
'Upreme, pour ainsi dire, a travers le voile de
fana\ rextinction, qui impose a Fame un faqr,
ou pauvrete spirituelle, rejetant inexorablement
I ambition, car le sens de la transcendance, que
i intellectuel possede par definition, implique
necessairement celui qui permet de saisir l'ab-
sence relative d'importance de tout ce qui est
mdividuel et denue de transcendance. Mais le
manque d'intellectualite, combine avec Farro-
gance mcntale qui, d'une maniere ou d'une autre,
n'est que trop souvent le resultat normal de l'edu-
cation moderne, peut produire ce phcnomene
qu'esl une ame peu eclairee et incapable d'ad-
mettre, meme pour elle-meme, qu’il puisse exister
des modes de connaissance depassant son orbite;
et, pour une telle ame, un contact avec le sou-
fisme et la decouverte de sa doctrine et de ses
objectifs risquent de provoquer la forme la pire
et la plus incurable de « durcissement du cceur ».
L’homme profane n'a conscience que d'une
petite partie de son ame; et, comme il doit
devenir conscient de tous ses elements, les pra-
tiques mystiques peuvent conduire, au debut,
a des experiences non spirituelles, mais simple-
ment psychiques, si etranges et si remarquables
puissent-elles paraitre 1 ; et il peut se produire
1. Cela permet d'expliquer certaines illusions couramment
r6pandues sur les elTets que peuvent produire les drogues. L'ha-
128 Qu'est-ce que le soufisme ?
qu'une telle experience devoile quelque noyau
egotique que Ton aurait ignore jusque-la et que,
par manque de discrimination intellectuelle, on
ait alors pu croire transcendant. Le plus grand
danger serait de considerer ce point de conscience
individuelle comme le Soi supreme, et de se
complaire a interpreter toute la doctrine de
meme que les experiences des saints rapportees
par la tradition comme des confirmations et des
supports de cette illusion, la pire de toutes. On
peut parlaitement eviter de tels dangers par
l’obeissance au Maitrc spirituel, en etant, seion
la formule des soufis, « comme un cadavre entre
les mains du laveur de morts ».
11 est parvenu jusqu’a nous de nombreuses
expressions typiques de l'aspect exclusif du sou-
fisme. L'exemple suivant, significatif et de vaste
portee, est une remarque prononcee par l'une
des plus grandes saintes de I'lslam, Rabi‘ah-
al-‘Adawiyyah l . A un homme qui disait ne pas
avoir peche depuis vingt ans et qui lui demandait
un conseil spirituel, elle repondit : « Helas, mon
fils, ton existence est un peche auquel nul autre
ne saurait se comparer. » Cette enonciation
giographie abonde en excmples de saints <i qui les premieres lueurs
de realisation spirituelle ne furent accordecs qu’apr^s de longues
annees d 'effort soutenu. L'idee qu’un resultat comparable puisse
etre obtenu en prenant une pilule revele un manque de sens du
sacr6, du « sens de Dieu » pourrions-nous dire dans ce cas, qui
est justement aux antipodes des qualifications deja signalees.
1. Sur cette sainte de la premiere periode (f 801), voir I’etude
de M. Smith, Rabi 6 a the Mystic, Cambridge University Press
129
L' exclusivite clu soufisme
contient toutes les qualites d 'exclusivite. Elle
ne fait aucune concession a 1'ignorance, a la
lourdeur d'esprit, ni a toute autre limitation ou
faiblesse. Afin de realiser la juxtaposition saisis-
sante de ce qu’il y a de plus innocent — 1 'exis-
tence — et de ce qu'il y a de plus coupable,
autrement dit pour rendre plus tranchante, avec
une pointe de paradoxe, sa demonstration des
droits de 1'Absolu, elle sacrifie tout autre point
de vue. La loi et la theologie pratique sont jetees
au vent. II en va de meme de la proposition deja
citee de Hallaj : « Quiconque temoigne que Dieu
est Un, Lui associe un autre », ce que Ton pour-
rait aussi rendre : « Dire ‘ Un Dieu ’ revient a
adorer deux dieux. » Le paradoxe reside ici dans
la « faute » de ce qui est une obligation legale.
C'etaient exactenient les memes droits de 1'Absolu
qui etaient demontres par Jdsus lorsqu'il disait :
« Que m'appelles-tu bon ? », el par Muhammad
dans cette affirmation : « Chaque fils d’Adam
est aliment pour le feu, sauf la ou est la marque
de la prosternation '. » Mais il existe, dans ces
deux enonciations apostoliques, une hierarchie
de significations a des niveaux diflferents confor-
mement a I'aspect inclusif du mysticisme en
tant que partie integrante de la religion dans son
ensemble, alors que, dans les deux formulations
precedentes, la verite la plus elevee est depouillee
I. La marque produite sur le front par la prosternation est
le temoignagc de la supreme innocence de la non-existence en
dehors de Dieu. car la prosternation signifie, comme nous I'avons
vu, fana' (extinction).
130 Qu'est-ce que le soufisme ?
de tout habillement pour etre lancee nue comme
une fleche dans le coeur du « voyageur ». Si, a
cette image, nous pouvons en ajouter une autre,
tres differente, nous dirons que toute possibility
d'interpretation a un niveau inferieur est exclue,
sinon 1'homme qui se noie ne pourrait s'accro-
cher qu'a des brins de paille.
L'lslam presente dans sa structure certains
aspects correspondant eminemment aux carac-
teristiques developpees dans ce chapitre. La dis-
tinction clairement etablie enlre I'obligatoire et
le facultatif, qui, dans un sens, est parallele a
celle existanl entre ceux de la droite et les avances,
ou entre salut et sanctification, implique aussi une
distinction entre responsabilite exoterique et eso-
terique. La majorite dispose d’un minimum legal
bien defini comme garantie du salut, et la res-
ponsabilite des juristes et des theologiens reside
dans ce domaine. Les mystiques de l'lslam
et c’est sans doute l'une des raisons pour les-
quelles leur heritage a conserve son elevation
et sa profondeur — sont des lors dispenses de
faire du proselytisme et de precher comme on
le fait ordinairement, etant fibres d’adopter, a
l'occasion mais non comme regie, un point de
vue rigoureusement exclusif, ou bien de dire :
« Prenez le soufisme dans ce qu'il a de plus vrai
et de plus profond, ou laissez-le. »
Mais, ici encore, l'exclusivite peut etre un
moyen d'inclure, car le fait de designer un fosse
peut etre une maniere d'appeler les hommes a
le franchir, et, pour certaines ames, cet appel
131
L'exclusivite clu soufisme
peut etre une vocation. En outre, et de fagon
generate, plus un point de vue est eleve et plus
il sera universel; et Ton ne saurait nier que, dans
certaines regions, par exemple en Inde 1 , la pro-
pagation de P Islam a ete due en partie a l’eleva-
tion de son mysticisme.
!• Le prince Dara Shikoh (t 1659), fils soufi de Pempcreur
mongol Shah Jahan, put aflirmer que le soufisme et le Vedanta de
I’Advaita etaient essentiel lenient une meme chose avec quelques
differences superficiclles de terminologie.
9
Le soufisme
a tracers les siecles
L’avenement d’une nouvelle religion est tou-
jours un redressement plus ou moins soudain.
L’islam n'a pas fait exception a la regie, niais il
aura ete different des autres interventions divines
en ce qu'il constitue la derniere du cycle et,
done, est venu en un temps de plus grande dege-
nerescence; et, en particulier, il differe de l’inter-
vention qui a produit le christianisme en ce qu'il
n’a pas seulement institue une voie spirituelle,
mais aussi, et de fagon presque immediate, un
£tat theocratique. Le contraste etait enorme entre
cet Etat et ce qui I’avait precede ou continuait
de I’environner. Le Coran va jusqu’a dire en
s’adressant a Muhammad et a ses compa-
gnons : Vousetes la meilleure communaute suscitee
[i comme module] pour les homines 1 . Le caractere
miraculeux de cette communaute est aussi mis
en evidence : en plusieurs occasions, le Coran
indique que e’est Dieu qui a accorde ou uni les
I. m. 1 10.
Le soufisme a trovers les sieeles
133
coeurs des croyants; et, au degre d 'elevation ou
elle avait ete providentiellement placee, cette
meilleure communaute fut maintenue assez long-
temps pour recevoir l'empreinte indelebile de
certains principes. Le cours nature! descendant
du cycle qui, pour cette communaute, avait ete
interrompu par le miracle, ne reprit son mouve-
ment qu'apres que l'lslam eut ete fermement
etabli; et l'aprete des discordes civiles qui ecla-
terent bientot peut etre regardee en partie comme
une reaction cosmique a une excellence qui avait
viole la nature de l’epoque ou elle s’etait mani-
festee. Le nouvel Etat continue neanmoins, apres
la mort du Prophete, a etre gouverne par quatre
saints, et, bien que cela n'ait pu arreter la montee
de la mondanite et les troubles qui en resulterent,
il s'agit la d'un fait d'une importance inouTe el
qui n'a d’equivalent nulle part ailleurs. En outre,
le premier et le quatrieme de ces califes, Abou
Bakr, ami le plus procheet beau-pere du Prophete,
et ‘Ali, son cousin et son gendre, sont mis par les
soulis au rang des plus grands parmi leurs ancetres
spirituels
I. Ibn ‘Arabi affirme que la sainted esl plus grande que la
prophetic, parce qu'elle est iternelle, tandis que la prophetic cst
une fonction ayant un commencement et une fin, mais il ajoute
que la sainted d'un Prophete est plus grande que celle des autres
saints; et il affirme qu'Abou Bakr avait atteint un degre interme-
diaire de saintele, entre celle des Prophetes et celle des non-
prophetes. D 'autres soufis en ont dit autant d’‘Ali, et Muhammad
lui-meme a declare : it Je suis la ville de la connaissance. et ‘All
en est la porte. »
134
Qu'est-ce que le soufisme ?
Les Traditions du Prophete abondent en pre-
ceptes mystiques montrant que Muhammad,
comme le soulignent les soulis, fut en fait, sinon
en titre, le premier cheikh souli. « Toutes les
voies mystiques sont fermees, sauf a qui marche
dans les traces du Messager », dit Junayd \ qui
ajoutait : « Notre doctrine est pleine des enseigne-
rnents du Messager de Dieu. » Jusqu’a ce jour,
les differences existant entre les divers Ordres
sont surtout affaire de choix, de la part de leurs
fondateurs, parmi la grande variete de pratiques
decoulant de Pexemple et des preceptes du Pro-
phete. Mais cette fonction de maitre spirituel
etait lice a ses autres fonctions dans I 'unite de
sa personne; et, de fagon analogue, la commu-
naute dependant de lui, avec toutes ses disparites
et diversites de talents et de tendances, etait unie
dans un tout comme elle ne le fut plus jamais par
la suite.
Remarquer que cela constituait une unite
spirituelle revient a dire qu'il existait une tendance
generate repondant a sa propre attraction vers
l'interieur et vers le haut; et un facteur important
de ce penchant mystique etait sans doute que le
nombre d 'avarices par rapport au reste de la
communaute etait plus grand qu'a aucune autre
epoque. // y en aura une multi Hide parmi lea
anciens et un petit nombre parmi les derniers
1. Soufi qui vecul dans la deuxiente pariie du ix e sitele a
Bagdad oil il mourut en 910. Les deux citations sont tirees de la
Risatah de Qushayri.
Le soufisme a trovers les siecles
135
venus \ declare le Coran au sujet des avances;
et, dans cette multitude , certains doivent etre
regardes com me prolongeant la presence sanc-
tifiante et magnetique du Messager lui-meme
et done comme un aspect de I'intervention divine,
car on ne saurait pretendre que des homines tels
que les premiers califes ou certains des autres
compagnons aient ete simplement « par hasard »
de cette generation-la, pas plus que les deux
saints Jean et saint Pierre (pour n'en mentionner
que trois) ne vecurent « par hasard » au temps
du Christ. D'autre part, et meme s'il est sans
doute exagere de dire avec Hujwiri que le sou-
fisme (dans toute sa realite sauf son nom) etait
« en tous », on peut au moins affirmer que la
premiere communaute dans son ensemble etait
ouverte au mysticisme d'une maniere qui ne
fut plus jamais possible une fois que se I'urent
cristallisees certaines barrieres de l’exoterisme.
Mais il faut se souvenir avant tout qu'un age
apostolique est par definition celui oil les « portes
du Ciel » sont ouvertes. Si la nuit de la Revela-
tion est meilleure que mille mois , e'est parce que
durant celle-ci descendent les anges de 1' Esprit 1 2 ;
et cette penetration du naturel par le surnaturel,
dont on peut dire qu'elle se poursuit pendant
toute la mission du Messager, a pour effet de
mettre certaines possibility a la portee d'hommes
qui, normalement, en seraient exclus. Du fait
1. lvi, 13-14.
2. xcvii, 4.
136
Qu'est-ce que le soufisme ?
des miracles, des quantites d 'antes peuvent etre
gratifiees d'un degre de certitude qui, en d'autres
ages, serait la prerogative des seuls mystiques au
plein sens du terme; et, lorsque tous les signes,
aussi bien dans la Revelation que parallelement
a elle, demontrent que 1'CEil divin est concentre
sur le « peuple elu », les conditions sont exception-
nellement favorables pour que l’on parvienne
assez generalement a ce qui deviendra bientot la
marque distinctive des soufis, a savoir Vihsdn,
en vertu duquel « tu dois adorer Dieu comme s'll
te voyait, et, si tu ne Le vois pas, Lui te
voit ».
Apres la mort du Prophcte, ses heritiers spi-
rituels s’attacherent a I'unite de maniere que son
6poque, celle ou chacun se surpassait, put se
prolonger. Gardant en memoire son exemple
tout recent, ils ne pouvaient faire autre chose
que d'appliquer a eux-memes cette injonction
que le Coran lui adressait : Abaisse Ion aile vers
ceux des croyants qui te suivent 1 . Sans peur de
se compromettre, l'exaltation peut cesser d'etre
exclusive la ou rien n’a besoin d'etre exclu. Un
saint abaissera son aile pour des enfants parce
qu'ils sont simples et non profanes, cherchant
eux-memes toujours a « clever leur aile »; et il
est inevitable qu'il y ait dans un Messager
divin une « parente » transcendante ayant un
effet non seulement unificateur, mais simplifi-
cateur sur l'ensemble de sa communaute dont.
I. xxvi, 215.
Le soufisme a trovers les siecles 137
independamment de leur age, il rend les membres
« pareils a des enfants ».
II ne faudrait pourtant pas en deduire que
1’ aspect exclusif du soufisme n'aurait pas eu de
racines a cette epoque aussi. Le Prophete a laisse
certains enseignements qui n'etaient pas destines
a devenir connaissance commune. La Tradition
suivante, acceptee comme authentique par Bu-
khari, Tun des plus scrupuleux et des plus dignes
de foi parmi les compilateurs traditionnels, ne se
rapporte pas seulement a Pun de ces enseigne-
ments, mais a une categorie entiere. Celui qui
parle est un compagnon, Abou Hurayrah :
« J’ai garde precieusement dans ma memoire deux
tresors de connaissance que j'avais reQus du
Messager de Dieu. L'un, je I’ai rendu public,
mais, si je divulguais l'autre, vous me trancheriez
la gorge 1 . » Et ce nest pas invariablement que
le Coran « abaisse son aile », comme le montrent
clairement de nonibreuses citations precedentes.
Pour en donner encore un exemple, la doctrine
de I'impermanence de Lame comme telle est
mystique dans le sens le plus exclusif; des passages
tels que tout peril excepte Sa Face 2 , bien qu'en
principe destines a chacun, excluent en fait la
majorite des fideles, car ils leur passent par-dessus
la tete. Nous avons vu aussi que le Coran est
explicite en ce qui concerne les distinctions qu 'il
etablit dans la hierarchie spirituelle. Mais ces
1. 7/m, 42.
2. xxviH, 88.
138
Qu'est-ce que le soufisme ?
distinctions, qui ont certainement du etre ressen-
ties dans les rapports d'homme a homme,
n'avaient encore trouve d ‘expression dans aucune
structure exterieure. II etait dans la nature des
choses que des groupes se constituent spontane-
ment, apres la mort du Prophete, autour des plus
venerables des compagnons, et il n‘y a guere
de doute que, meme avant de devenir calife,
‘Ali representait le plus remarquable de ces
centres spirituels. Mais rien n’atteste qu 'il y eut
quelque chose de comparable k un Ordre. La
seule confrerie organisee etait 1' Islam lui-meme.
A la question de savoir quand prit fin Page
apostolique, on pourrait repond re que ce fut
a la mort du Prophete, evenement marquant la
fermeture d'une grande porte. Mais on peut dire
qu'une autre porte se ferma lors de la mort
d‘‘Ali. Jusque-la, I'autorite spirituelle et le pou-
voir temporel avaient etc, en fait comme cn theo-
rie, reunis dans la personne du calife, comme ils
I'avaient ete dans celle du Prophete. Et I'autorite
spirituelle n'avait pas ete fragmentee : le calife
etait le chef legal, theologique et mystique de la
communaute. Mais, apres les quatre « califes
orthodoxes », comme on les appelle, le califat
devint de plus en plus une affaire dynastique.
et I'autorite spirituelle qui lui resta devint sur-
tout nominale, la realite de celle-ci commengant
a se diviser entre les jurisconsultes, les theologiens
et les mystiques, selon leurs domaines respectifs.
Une eminente personnalite intermediaire de
cette epoque fut Hasan al-Bagri, ainsi appele
Le soufisme a trovers les siecles
139
parce qu’il passa la plus grande partie de sa
longue vie a Basra, au sud de I'lrak. Mais il
etait ne a Medine vers la fin du regne d'Omar, le
second calife, qui, a ce qu'on rapporte, lui
donna sa benediction en predisant qu'il ferait
de grandes choses; puis, adolescent, encore a
Medine, il s'assit aux pieds d'‘Ali. C’est par
ce Hasan 1 que de nombreux Ordres soufiques
font remonter leur ascendance spirituelle a ‘ Ali
et done jusqu'au Prophete. II est intermediate
en ce sens qu'il grandit pendant Page aposto-
lique mais que, lorsqu'il mourut en 728, a
quatre-vingt-six ans, les mystiques de I'lslam
etaient devenus une categorie distincte.
Du fait de sa profonde humilite et de sa gene-
rosite, une grande partie de ce qui nous est
parvenu au sujet de Hasan est en forme d 'anec-
dotes qu'il conta sur lui-meme, mais en donnant
le beau role a d'autres. Ainsi, celui qui devail
plus tard lui succeder, Habib al-‘Ajami — le
dernier de ces noms signifie « le Persan »
eprouvait des difficultes considerables, du moins
au temps de son novicial, a prononcer I’arabe.
Hasan priait souvent avec Habib et, comme il
etait son maitre aussi bien que son aine, dirigeait
la priere devant son disciple. Mais, un jour,
n'ayant pas remarque la presence de Hasan,
Habib avait commence a prier seul ; normalement.
1. A ne pas confondre avec Hasan, fils ain6 d"Ali, par qui
1’Ordre shadhili fail remonter l’une de ses lignees spirituelles
jusqu'au Prophete.
140
Qu'est-ce que le soufisme ?
Hasan aurait alors du prendre place derriere lui
puisqu'il n'est pas recommande de prier seul
iorsqu’une possibilite existe de faire autrement.
Mais l'arabe de Habib etait si defectueux que
Hasan eut des doutes sur la validite de cette
priere; il savait en outre que, legalement, si
celui qui dirige la priere ne prie pas de fagon
valide, cela invalide la priere de ceux qui ont prie
derriere lui. Apres un instant d 'hesitation, Hasan
fit seul la priere. Mais il eut, la nuit suivante,
une vision dans laquelle Dieu lui reprocha de
s'etre imagine que, dans I'echelle divine des
valeurs, une purete d'intention et une ferveur
comme celles de Habib puissent avoir moins de
poids que quelques fautes de prononciation.
Dans un autre des propos que 1’on rapporte
de lui, Hasan mentionne la possibilite de voir
clairement la vie future tout en etant encore dans
celle-ci, et il decrit l'empreinte durable de cet
avant-gout. II parle objectivement de ces vision-
naires, mais il ressort clairement de ses paroles
qu'il est lui-meme l'un d'eux : « Le spectateur
pense qu'ils son! malades, mais aucune maladie
ne Ies a frappes. Ou si tu preferes, ils sont frappes,
de fagon debordante, par le souvenir de PAu-
Dela l . »
11 dit aussi : « Qui connait Dieu L'aime, et qu
connait le monde y renonce 2 . » Nous avons ici
1. Abou Nu'aym al-Igbahani, Hilyat al-awliyd'.
2. Abou Sa'id al-Kharraz. Kitab ac-Qidq (le Livre de la vera-
cite).
141
Le soufisme a /ravers les siecles
la veritable quintessence du soufisme, et il n'est
pas donne a chacun d’enoncer de telles formula-
tions.
Rabi‘ah al-'Adawiyyah, elle aussi de Basra,
n'avait que onze ans a la mort de Hasan. Elle n’ap-
partient done pas au premier age de 1' Islam
puisque sa vie entiere se deroula dans la periode
de degenerescence rapide qui suivit. Dans une
epoque caracterisee par un affaiblissement si
marque du sens des valeurs, ce fut sa vocation —
nous pourrions presque dire sa mission, car telle
fut sa grandeur — d ’avoir attribue (au niveau
le plus eleve, e'est-a-dire dans le domaine de 1’ Es-
prit) le premier rang aux premieres choses :
Dieu avant le Paradis 1 , l'Absolu avant le relatif.
Certaines de ses enonciations, comme celle que
Ton a citee a la fin du chapitre precedent, auraient
ete impensables du temps des premieres genera-
tions. On peut en dire autant des propos de nom-
breux mystiques de son temps. Les scrupules qui
avaient retenu les premiers elus de I'lslam de
se montrer trop differents de la majorite cedaient
desormais a I’obligation de ne pas se laisser
entrainer vers le bas par un « poids mort » accru.
L’unite initiate avait ete irremediablement perdue.
Dawud at-Ta’i, disciple et successeur de Habib
al-'Ajami, est alle jusqu’a dire : « Fais ton jeune
de ce monde, fais ton dejeuner de la mort et fuis
1. C'etait dans ce sens qu'elle disait : al-jar thumma 'd-dar,
version arabe du proverbe mondialement connu selon lequel, en
choisissant une maison. il est plus important de savoir qui va
etre son voisin que de voir la maison elle-meme.
142 Qu'est-ce que le soufisme ?
les hommes comme tu fuirais des betes de
proie l . »
II existe cependant envers la communaute une
responsabilite a laquelle le soufisme ne saurait
echapper, et cela se rattache a sa necessity elle-
meme. Le soufisme est necessaire parce qu'il est
a 1' Islam ce que le cceur est au corps. Comme le
cceur corporel, il doit etre reclus, protege et
fermement maintenu au centre; mais, en meme
temps, il ne saurait refuser d'alimenter la vie des
arteres. Ainsi les relations entre Pesoterisme et
Pexoterisme islamiques sont aussi complexes que
dclicates, et, vu de Pexterieur, il pourrait sembler
que les soufis ne cessent de creuser des fosses et
de construire des ponts entre eux el le reste de la
communaute. Mais, a cet egard, ce serait une
simplification trompeuse que de diviser en deux
categories les mystiques de I'lslam, car tous les
soufis dignes de ce nom doivent etre des « cceurs »
dans tous les sens du terme, selon Pexemple de
leurs modeles dont le Prophete a dit : « La terre
ne manquera jamais de quarante hommes pareils
a Kami 2 du Misericordieux. Par eux vous recevrez
a boire et par eux vous recevrez a manger. » Mais
Paction surhumaine de presence a laquelle il est
ici fait allusion ne serait nullement amoindrie par
une action humaine consistant a « fuir loin des
hommes ». L'histoire du mysticisme montre qu'un
reclus peut avoir la plus rayonnante des presences.
1. Qushayri, Risdlali.
2. Abraham.
Le soufisme a trovers les siecles
143
Les soufis des premiers ages et des epoques
ulterieures s'accordent a reconnaitre en Junayd 1 2
l'un des plus grands d'entre eux. Son cheikh,
Sari as-Saqati, lui-meme l'un des plus grands
maitres du soufisme, declara que le rang de son
disciple (qui etait aussi son neveu) depassait le
sien propre. II est vrai que, d’une certaine
maniere, une telle remarque n'a pas de sens, car,
si le mot « grand » peut etre utilise au sujet de
Sari ou de tout autre saint, cela signifie qu'il, ou
elle, est parvenu a l'extinction dans 1'Essence
divine, c'est-a-dire a la Grandeur absolue. On ne
peut etablir de comparaison qu'au niveau de la
Manifestation divine inferieur a celui du Soi
supreme et non manifeste. Comme le remarque le
cheikh al-‘Alawi : « L'intensite de la manifestation
divine varie d’une personne a une autre... L'ccil
interieur de chaque homme prend place dans une
hierarchie et le receptacle secret est chez certains
plus vaste que chez d’autres. C'est ainsi que Dieu
se revele a chacun selon sa capacite a . » Et le
cheikh releve ensuite 1 'incomparable grandeur de
la capacite interieure du Messager de recevoir
les Manifestations divines 3 .
Quant a la connaissance de la hierarchie des
1. Voir ci-dessus. p. 134. n. I.
2. Voir Un saint musuhnan du xx p siecle, op. cit., p. 200.
3. C'6tait evidemment h ces manifestations que faisait allusion
Abou Yazid al-Bistami lorsqu’il disait : « Si un seul atome du
Prophete se manifestait it la creation, rien de ce qui est sous le
Trone ne pourrail le supporter »(Kalabadhi, Ta'arruf, chap. xxiv.
dans la traduction d'Arberry. The Doctrine of the Sufis, p. 54).
144
Qu'est-ce que le soufisme ?
saints, tout ce que nous pouvons faire est d 'accep-
ter les opinions des saints eux-memes, et ce sont
eux qui ont donne a Junayd les titres de « Seigneur
du Groupe 1 2 », de « Paon des Pauvres » et de
« Cheikh des Cheikhs ».
En plus des propos de Junayd deja cites, en
voici d'autres se rapportant particulierement au
titre de ce livre :
« Le soufisme, c'est que Dieu te fasse mourir a
toi-meme et vivre en Lui. » II dit aussi, au sujet de
la grace de l'intimite (ms) avec Dieu : « J'ai
entendu Sari dire : ‘ L'esclavc peut atteindre un
point ou, si son visage etait frappe par une epee,
il ne le remarquerait pas', et quelque chose dans
mon coeur donnait son assentiment a cela meme
avant que vint le temps oil je vis claircment que
c’etait comme il I'avait dit a . »
A propos de Junayd et de ses contemporains,
il y a lieu de s’arreter a une question relative a
I'ivresse (sukr) et a la sobriete (gakw) spiri-
tuelles. Ces notions, comme nous l'avons vu,
correspondent aux deux benedictions que Ton
invoque sur le Messager conformement a l'injonc-
tion coranique et qui se refractent sur l'invocateur
selon sa capacite de les recevoir. Cela implique
que personne ne saurait etre appele soufi au plein
sens du terme sans avoir part a toutes deux. II
1. Les soufis sont souvent designes comme « le Groupe »
( at-rti'ifah ), d ’a pres un verset du Coran faisant allusion a un
groupe suivant le Prophcte dans 1’extreme intensite de son adora-
tion et l'opposant a la majority qui n'en faisait pas autant.
2. Qushayri, Risalah.
Le soufisme a travers les siecles 145
est neanmoins possible d etablir une distinction
entre des saints individuels selon que l'ivresse
demeure entierement interieure ou que, par
surabondance, elle eclipse parfois la sobriete
exterieure. Quelles que soient les differences
entre Hasan et Rabi‘ah, leur intoxication spiri-
tuelle ne semble pas s'etre expressement mani-
festo a I’exterieur, et la meme observation est
valable pour Junayd, meme a un degre superieur
Vlais il n'en fut pas de meme, par exemple,
d'Abou Yazid al-Bistami; et certaines de ses
declarations inspirees — comme celles de Hallaj
quelque cinquante ans plus tard — susciterent
une vive hostilite envers le soufisme de la part des
autorites exoteriques. Ce fut Abou Yazid qui
s'ecria : « Gloire a Moi! Combien ma Majeste est
grande! » Et Hallaj fut mis a mort pour avoir
dit : « Je suis la Verite. »
Les soufis avaient ete sur la defensive des avant
cet evenement. Les seconde et troisieme gene-
rations de I' Islam avaient assiste a la naissance de
nombreuses sectes heretiques diverses, et les
autorites exoteriques, qui etaient vivement cons-
cientes des dangers de I'heresie, etaient parfois
tout a fait incapables de faire la distinction entre
des conceptions de la religion differant de la leur
par deviation ou par profondeur 1 2 . En outre,
1. Voir Hujwiri, Kashf al-Mahjub, et aussi ‘Ali Hasan 'Abd
^l-Qadir. The Life and Personality and Writings of A I- Junayd,
chap. iv.
2. De nombreux savants occidentaux semblent affectes du
meme manque de discrimination, si I 'on en juge par I’emploi
146
Qu'est-ce que le soufisme ?
c'etait l'cpoque ou les Ordres soufiques commen-
qaient a se constituer et, en presence de groupes,
les soupQons tendent a se renforcer et on est plus
porte a prendre des mesures. L'attention defa-
vorable que les sept mois du proces et de la
condamnation 1 de Hallaj attirerent sur le sou-
fisme etait exactement ce que les soufis eux-memes
auraient voulu eviter 2 . Mais, quels qu'aient pu
etre ses effets immediats, son martyre se revela
linalement comme une source de force pour le
statut des mystiques et pour le mysticisme lui-
meme au sein de la communaute dans son
ensemble. Le verdict declarant que « personne
n'a le droit de prononcer de telles paroles » fut
graduellement oublie en faveur d'une opinion
selon laquelle « ce n'etait pas I'homme, dans ce
cas, qui parlait 3 »; et maintenant, pour unnombre
qu'ils font de I’epithete « orthodoxe ». Dans le langagc des orien-
talistes niodernes, ce tcrme precicux et irremplagable est prds de
n'etre plus qu'un synonyme de « superficiel » ou « exotdrique ».
1. En 922.
2. Par exemple, Junayd, S plus d'une reprise. r6prinianda son
disciple prefeni, Abou Bakr ash-Shibli, pour avoir trop parte et
le mit en garde contre la divulgation des secrets du mysticisme
& ceux qui n'avaicnt pas le droit de les connaitre (voir Sarraj.
Kitab al-Luma' , p. 234 dans I’ddition de Nicholson). L attitude gene-
rate de Junayd nc I'empecha pourtant pas de dire d‘ Abou Yazid al-
Bistami : « Le rang d'Abou Yazid parmi nous est 6gal 4 cclui de
Gabriel parmi les anges » (Hujwiri, Kashf al-Malijiih. chap. xn).
3. Veritas omnia vincit ; et la somme de ce qui nous est parvenu
a son sujet — declarations, ecrits, traits de sa vie — a trop claire-
ment la resonance de I'Esprit pour nous laisser le moindre doulc
sur le fait qu'il s'agissait d'un homme directement conscient
d'etre enracine dans le Divin.
147
Le soufisme a trovers les siec/es
croissant de musulmans, la formule condamnee
est elle-meme d’abord un element important de la
preuve que Hallaj fut I'un des plus grands saints
de P Islam, alors qu'elle sert, en meme temps, de
demonstration generale du fait que les soufis ne
sont pas toujours directement responsables de
ce qu'ils expriment.
Ce que Hallaj avait virtuellement obtenu ne
put devenir efTectif que sur la base de la reconnais-
sance plus generale du soufisme qui devait se
produire graduellement dans les deux siecles
suivants. Ce fut en partie le resultat de traites
soufiques plus simples 1 qui servirent de ponts
entre les mystiques et I'ensemble de la commu-
naute. Mais cela fut peut-ctre, avant tout, l'efTet
d'un evenement intervenu dans la vie d'une
personnalite tres eminente de l'autorite exote-
rique, dans la seconde moitie du xi c siecle,
Ghazali, qui fit l'experience intense et providen-
tielle de la necessite du soufisme. Cette experience
demontrait, en verite, qu'une ame intelligente,
c'est-a-dire celle oil les extensions superieures de
I 'intelligence sont en train de s'eveiller, ne saurait
manquer d'apercevoir quelques-uns des nom-
breux fils detaches que les interpretes plus
exterieurs de la religion laissent pendants a leur
insu. A defaut de la dimension mystique, une
telle ame peut courir le risque de juger la religion
I . Quelques-uns sont disponibies en anglais, comme par exemple
le Ta'arruf de Kalabadhi ( The Doctrine of the Sufis, dans la
traduction d’Arbcrry), et le Kashf al-Muhjuh de Hujwiri (traduit
par Nicholson).
148
Qu'est-ce que le soufisme ?
et de se durcir dans le scepticisme, et c'est ce qui
advint a Ghazali. Devenu Tun des premiers
theologiens et juristes de Bagdad, il parvint a un
etat de crise durant laquelle, comme il nous le
rapporte, il fut, pendant pres de deux mois, en
proie a des doutes sur la verite de la religion. Le
salut lui vint d'un contact avec le soufisme; et son
traite autobiographique, Celui qui sauve de
I'erreur \ affirme que le soufisme est l'antidote le
plus sur contre le scepticisme et constitue I'aspect
le plus eleve de la religion. Son ouvrage le plus
long et le plus connu, la Vivification des sciences
de la religion 1 2 , avait ete ecrit dans le but de
rappeler a la communaute entiere quelle tendance
mystique avait caracterise I’lslam du Prophete et
de ses compagnons. Mais certains de ses ecrits
n'etaient -pas destines a tout le monde. Dans son
traite sur les Noins divins 3 , il va jusqu'a dire que
l'invocation du nom Allah est un moyen de
deification (ta'alluh), et, dans sa Niche des
lumieres 4 , il expose la doctrine de I'Unite de
l'£tre avec une intransigeante franchise.
Si Ton peut dire de Ghazali, plus que de tout
autre, qu 'il a ouvert la voie a la reconnaissance
generale du soufisme, ce fut son jeune contem-
porain ‘Abd al-Qadir al-Jilani (il avait trente-
1. Al-Munqidli win ad-claldl, traduit par M. Walt dans Tht
Faith and Practice of Al-Glta:dli, Londres, Allen & Unwin, 1953
2. Ihya ‘alum ad-din; plusieurs sections en sont disponible-
en anglais et en frangais.
3. A I- Mac/ fad al-asna.
4. Mishkat al-anwar.
149
Le soufisme a t ravers les siecles
trois ans en 1111, annee de la mort de Ghazali)
qui rendit cette reconnaissance pleinement effec-
tive. A l’instar de son predecesseur, ‘Abd al-Qadir
avait exerce une fonction dans le cadre de l'auto-
rite exoteriquc, et Ton raconte que, lorsqu'il eut
finalement adhere a un Ordre soufique, certains
parmi les autres inities etaient enclins a desap-
prouver la presence d’un juriste hanbalite dans
leur cercle. I Is ne se doutaient guere que, pendant
plus de huit siecles — done jusqu'a nos jours — ,
ce novice allait etre connu sous l’appellation de
« Sultan des Saints ». II serait peut-etre justifie de
dire que personne, depuis la mort du calife ‘Ali,
n'a exerce personnellement d'influence spirituelle
d'une portee aussi vaste qu"‘Abd al-Qadir. Ses
dons interieurs debordaient a I’exterieur, en
partie sous la forme d'une eloquence extraor-
dinaire, et, pendant des annees, il tint des discours
mystiques en public, pres de Tune des portes de
Bagdad. Ses auditeurs n'etaient pas seulement des
musulmans, mais aussi des juifs et des chretiens,
et beaucoup furent convertis a I'lslam par le
soufisme; et, dans 1‘intervalle d'une generation
apres sa mort, son Ordre avait essaime dans la
plupart des regions du monde musulman.
La fondation de la tariqah Qadiri en tant que
branche de l'aneienne tariqah Junaydi, dans
laquelle ‘Abd al-Qadir avait lui-meme ete initie,
fut suivie de la fondation de branches nouvelles
d ’autres Ordres plus anciens. La tariqah Chishti,
fondee par un jeune contemporain d'*Abd al-
Qadir, Mu'in ad-Din Chishti (f 1236), est devenue
150 Qu'est-ce que le soufisme ?
l'un des Ordres soufiques les plus repandus en
Inde. A la meme epoque appartient aussi Jalal
ad-Din Rumi (t 1273), le plus grand des poetes
mystiques persans, dont 1'Ordre, la larlqah
Mawlawi (Mevlevi), a deja ete mentionne a
propos de la danse sacree. Mais c'est la tariqah
d'Abou'l-Hasan ash-Shadhili (| 1258) qui peut le
mieux se comparer avec celle d'*Abd al-Qadir
en ce qui concerne I'importance, laquelle, dans
les deux cas, est bien plus grande qu'il ne parait,
puisque la plupart des Ordres d 'appellations
diverses fondes depuis six cents ans sont derives,
en fait, de Pune ou de l’autre.
Abou Madyan Shu'ayb et Muhyi'd-Din Ibn
‘Arabi, qui figurent aussi parmi les personna-
lites les plus remarquables de cette epoque, sont
sans doute egaux en stature aux quatre que nous
venons de nommer 1 . Abou Madyan etait ne a
Seville, mais il se rendit ensuile en Orient et il
s'est trouve a Bagdad du vivant d' - Abd- al-Qadir,
par lequel, dit-on, il fut investi du manteau ini-
tiatique (khirqah). II finit par retourner en
Occident et passa la derniere partie de sa vie
en Algerie, sur laquelle, en un sens, il exerce
toujours un patronage, de son tombeau pres de
Tlemcen.
Muhyi'd-Din Ibn ‘Arabi peut etre considere
I. Le fait que Muhyi'd-Din est g^neralement connucomme « le
plus grand Cheikh » suggere qu'il serait superieur. mais, bien que
les Qadiris et les Shadhilis lui concedent volontiers ce litre, ils
ne lui accorderaient certainement pas la preeminence sur leurs
grands ancetres a eux.
151
Le soufisme a trovers les siecles
comme un heritier d'Abou Madyan, car il fut
en contact etroit avec plusieurs de ses disciples
et parle toujours de lui avec la plus grande vene-
ration, le designant parfois comme « mon cheikh ».
D'autre part, et bien qu'ils ne se soient jamais
rencontres en fait, le lien spiriluel existant entre
eux fut continue, au temps de la jeunesse de
Muhyi'd-Din, par la grace d’un miracle de
levitation. II raconte qu'un soir, peu apres avoir
accompli la priere du coucher du soleil dans sa
maison de Seville, il se mit a penser a Abou
Madyan et ressentit un vif desir de le voir.
Quelques minutes plus tard, un Homme entra et
le salua, lui disant qu'il venait d'accomplir la
priere du coucher du soleil a Bougie, en Algerie,
avec Abou Madyan qui lui avait demande de
se rendre immediatement aupres d'lbn ‘Arabi
et de lui dire : «‘ Pour ce qui estde notre rencontre
dans I 'esprit, tout esl bien, mais Dieu ne permet-
tra pas celle que nous pourrions avoir dans ce
monde materiel Rassure-le cependant, car le
temps fixe pour une rencontre entre lui et moi
se situe dans la securite de la Misericorde
divine '. »
Tres eminent aussi est un autre heritier spiri-
tuel d’Abou Madyan, ‘Abd as-Salam Ibn Mashish
qui, egalement, ne parait pas I’avoir rencontre,
mais fut relie a lui par un intermediaire. Ibn
Mashish fut le maitre d’Abou’l-Hasan ash-
I. Sufis of Andalusia ( Rtih al-Quds et ad-Durrat al-Fakhirah ) ,
traduit par R. Austin. Londres. Allen & Unwin. 1971, p. 121.
1 52 Qu'est-ce que le soufisme ?
Shadhili et, avec Abou Madyan, ils couvrent
ensemble trois generations qui demontrent — a
supposer qu'une demonstration soit necessaire —
que la plume a relativement peu d’importance
dans le soufisme. En efiet, a eux trois, ils n'ont
guere laisse plus que quelques poemes, apho-
rismes et litanies Pourtant, parmi les soufis
des generations ulterieures et jusqu’a nos jours,
il existe un accord si unanime au sujet de leur
grandeur spirituelle qu'il serait difficile, meme
pour l’erudit le plus feru de documents, de
tenir son jugement en suspens.
En revanche, Muhyi ’d-Din, leur contemporain,
fut le plus prolifique de tous les auteurs soufiques.
Cependant il releve avec insistance que cela
n’avait pas ete son intention, mais qu'il fut
toujours oblige d'ecrire. La redaction de chacun
de ses ouvrages avait ete pour lui 1'unique moyen
de trouver la paix en se liberant du feu de I 'ins-
piration qui l'y poussait, et il assure n'avoir
jamais rien ecrit sauf sous la pression d'une telle
contrainte. Conscient de l’autorite qu'il avait
acquise, il craignait qu'on lui attribue plus tard
des ecrits qui n'etaient pas de lui — crainte qui
ne s'est revelee que trop fondee — et. peu avant
sa mort, il avait dresse la liste de ses 270 ouvrages.
divisee en deux groupes. L'un de ceux-ci com-
prend « des livres que la Verite tres-Haute m'a
I. II faut admettre cependani que le poeme d’Ibn Mashish er
I’honneur du Prophete A?-Caldt al-Mashisliiyyah, et l'incantatior.
d'Abou 'l-Hasan, Hizb al-Bahr , sont parmi les plus frequemmer
recitees de toutes les litanies soufiques.
Le soufisme a trovers les siecles 153
ordonne, dans mon coeur, de mettre par ecrit, mais
qu'Il ne m’a pas encore ordonne de placer a la
disposition de I'humanite ». De ce groupe totali-
sant 176 litres, 16 settlement sont parvenus jusqu’a
nous, et, meme parmi les ouvrages qu'il n'avait
pas decide de laisser de cote, beaucoup semblent
perdus. Ce qui a survecu constitue neanmoins
un tresor de prose et de poesie qui a exerce, sans
interruption depuis lors, une enorrne influence
sur le soufisme. Son ouvrage le plus lu et le plus
commente, la Sagesse des Prophet es \ qui com-
prend 27 chapitres, un pour chaque Prophete,
lui fut « donne » dans une seule nuit alors qu'il
avait deja soixante-cinq ans. II y expose, comme
ailleurs, la doctrine de l'Unite de 1’fitre, mais
de faqon si explicite et parfois si provocatrice
que des autorites exoteriques, pour ne pas parler
de certains orientalistes occidentaux, ont suppose
a tort qu'il s’agissait de sa propre ecole de
pensee particuliere et « originale ».
D'autres, se concentrant sur cet ouvrage a
l'exclusion de ses autres ecrits, I'ont classe,
egalement a tort, comme un philosophe plutot
que comme un mystique.
La plus longue de ses osuvres parvenues jus-
qu'a nous, les Revelations mecquoises 1 2 , ainsi
nommee parce qu'il etait a La Mecque lorsque
l’« Ange de la revelation » lui ordonna d'en
1. Fuci'ic at-hikam,
2. Al-Futuhat al-makiyyah. Une nouvelle edition est en voie
de publication au Caire. editee par ‘Uthman YahyJt, d’aprts le
manuscrit autographe recemment decouvert.
154 Qu'est-ce que le soufisme ?
enlreprendre la redaction, comprend 565 cha-
pitres occupant quatre gros volumes. En plus
de tout ce qu'elle conlient sur les doctrines cen-
trales du soufisme ainsi que sur la cosmologie
et d'autres sciences situees, en quelque sorte, en
marge du soufisme, elle nous apprend beaucoup
sur la vie d'autres mystiques de son temps et
constitue I'une de nos principales sources d 'in-
formation sur sa propre vie. De cette oeuvre,
comme de deux traites plus courts 1 , se degage
l'impression indeniable d'un mystique au plein
sens du terme, d'un Homme qui accomplissait
des retraites spirituelles et priait sans arret, qui
a ete reconn u comme un saint pendant toute sa
vie et des sa jeunesse, d'un visionnaire surpasse
par les Prophetes seulement, el d'un sage que
rois et princes sollicitaient pour ses conseils,
lesquels, ignorant la crainte, etaient d'une fran-
chise implacable. En outre, son destin le condui-
sit a faire des voyages frequents et lointains 2 ,
et ce fut sans doute autant, sinon plus, par ses
1. Par exemple, son Ruh-al-Quds . op. cil. Voir aussi Seyyed
Hossein Nasr. Three Muslim Sages. Cambridge. Mass.. 1964.
2. Comme Abu Madyan, il etait andalou. etant ne a Murcie et
ayant dt6 eleve a Seville. Apr6s plusieurs voyages dans I'ouest
de I'Afrique du Nord, il eut, it 33 ans, une vision dans laquelle
il rei;ut I'ordre divin de se rendre en Orient. Aprcs d'abondants
voyages et des sejours plus ou moins prolonges en differents
endroits — Le Cairo, La Mecque, Bagdad. Mossoul, Konya
Alep et d'autres — , il finit par se fixer & Damas oil il mourut en
1240. Une mosquee fut batie au-dessus de son tombeau au
xvCsiecle par le sultan ottoman Salim II.
Le soufisme a trovers les siecles 155
contacts personnels que par ses ecrits qu'il fit
sentir son influence de son vivant.
Un fait essentiel de cette epoque fut la recon-
naissance du soufisme en tant que partie inte-
grante de I'lslam, de sorte que la communaute
en fut de nouveau impregnee dans la mesure ou
la chose etait possible en un temps ou s’etaient
produites de si nombreuses « cristallisations »
exoteriques inconnues au debut. La formulation
suivante, due a un eminent juriste du xiv c siecle \
passe pour exprimer ce qui etait desormais gene-
ralement accepte : « Les sciences de la religion
sont au nombre de trois : la jurisprudence (fiqh ) ,
qui, selon la Tradition transmise par le fils
d'Omar 1 2 , se rapporte a Islam (soumission), les
principes theologiques (u(nl ad-din) 3 , qui se
rapportent a iman (foi), el le mysticisme (taqaw-
wuf), qui se rapporte a ihsan (excellence). Tout
1. Taj ad-Din as-Subki.
2. ‘Omar, le second calife, etait present lorsque cette declara-
tion fut faite, et la transmit plus tard a son tils. Elle est gen6ralc-
ment connue comme « Tradition de Gabriel », parce que le
Proph&te avail defini ces trois plans de la religion en r6ponse £i des
questions que I’Archange lui avait posees. A la question « Qu'esl-
ce que Vistam ? », il avait repondu en enum6rant les « cinq
piliers » (voir ci-dessus, p. 96), et h la question « Qu'est-ce que
\'inmn ? », en formulant le credo isiamique (p. 25). On a deja
-ite sa reponse a « Qu'est-ce que V ihsan? » (p. 74). Pour une
traduction de cette Tradition fondamentale, voir Un saint niusul-
"i an du xx° siecle, op. cit., p. 52-53.
3. Litteralemcnt : « les principes de la religion », mais le contexte
•nontre qu'il est ici fait reference a ce qu’il faut croire (en le
distinguant de ce qu'il faut faire).
156 Qu'est-ce que le soufisme?
le reste, ou bien se reduit a 1'une de ces trois
denominations, ou bien est en dehors de la reli-
gion L »
En contrepartie, la reconnaissance exige 1 ’ac-
cessibility qui implique l'organisation; la diflfu-
sion des Ordres et leur plus grande ouverture,
qui ont permis au « sang du coeur » de couler
plus librement dans le « corps » de I'lslam pris
dans son ensemble, auraient pu porter prejudice a
la qualite du mysticisme islamique, etant entendu
que cette accessibility ne saurait jamais etre
totale. II n’est peut-etre pas sans interet de citer
un extrait de ^instruction sur le soufisme donnee.
dans la premiere partie du xix c siccle, a des
etudiants musulmans par un recteur de 1‘uni-
versite Al Azhar, au Caire, puisque celui qui
est a la tete de ce centre principal du savoir de
I’lslam est une sorte d ‘autorite pour le monde
musulman tout entier :
« La science du soufisme se repartit en deux
categories. L'une se rapporte a la discipline du
caractere qu'elle dote de toutes les courtoisies
spirituelles; a cette categorie appartiennent des
livres tels que le lhya... de Ghazali. Cette science
est claire comme ie jour et est a la portee de
quiconque etudie avec tant soit peu ^‘applica-
tion. Dans 1’autre categorie, les maitres du sou-
fisme s'attachent au devoilement des mysteres,
aux perceptions spirituelles directes et a ce dont
1. Ce passage est traduit d'une citation donnanl seulement le
nom de l'auteur, mais non celui du traits oil il figure.
157
Le soufisme a trovers les siecles
ils font I'experience par le moyen de manifesta-
tions divines, comme dans les ecrits de Muhyi
’d-Din Ibn ‘Arabi, de Jill 1 et d'autres de la meme
orientation. Cette science est trop abstruse pour
qu’on puisse la comprendre sans avoir participe
a leur experience dans quelque mesure au moins.
En outre, il peut advenir que leur mode d 'expres-
sion ne corresponde pas adequatement a leur
intention et soit meme en contradiction avec
toute evidence logique. C'est pourquoi il est
preferable de ne pas y accomplir d'investiga-
tions, mais de laisser ces maitres dans la felicite
de leurs etats privilegies 2 . »
L'auteur ne mentionne pas nommement Hal-
laj, mais il a presque certainement pense a lui
en formulant ses dernieres remarques. Car, si
ce n’est pas grace a Hallaj que le soufisme finit
par etre reconnu comme necessaire a I'lslam,
il est permis de penser que, reconnu comme tel,
il parvint en plus a obtenir la reconnaissance de
son droit a un aspect d'exclusivile et de mystere
parce que, en Hallaj. cet aspect se prcsentait
comme un fait evident et incontestable; il n'etait
plus personnifie par des reclus relativement
caches, mais par une celebrite durable dont le
cas fut reetudie par chaque generation, et a I'egard
1. Voir ci-dessus, p. 90. II est probablement fait allusion ici &
son poeme intitule A!-‘Ayniyyah, partiellement publib et traduit
(en anglais) dans I'Appendice I des Studies in Islamic Mysticism
de Nicholson.
2. Hasan ibn Muhammad al-‘Attar. Hashivad (commentaire)
de Jam' ai-Jaw&mi', de Taj ad-Din as-Subki.
1 58 Qu'est-ce que le soufisme ?
duquel grandit la conscience d'une faute collec-
tive a expier.
Les cercles concentriques constituent une struc-
ture a laquelle, par la nature des choses, aucun
mysticisme ne saurait echapper: et plus un mys-
ticisme obtient de reconnaissance, plus il s ’or-
ganise, et plus cette structure apparait avec
evidence. A part ses membres centraux et ceux
qui sont inities mais non « voyageurs », tout
grand Ordre soufique possede sur ses marges un
grand nombre — parfois des milliers — d'hommes
et de femmes qui, sans etre formellement inities,
recherchent la benediction et la direction du
cheikh pour l’accomplissement des actes de
devotion surerogatoires en plus de ce qui est
obligatoire. Une telle direction comprend sou-
vent la transmission de litanies a reciter regulie-
rement; et, par ces litanies, le soufisme penetre
le monde exterieur de l'lslam a un degre.qui
peut, d'une certaine maniere, etre mesure par
le fait que le Dala'il al-Khayral , recueil d'invoca-
tions appelant des benedictions sur le Prophete,
compile au xv c siecle par un cheikh shadhili.
est peut-etre, apres le Coran, le livre le plus
repandu dans l'lslam. Faisant generalement allu-
sion a ce debordement de soufisme — a sa fonc-
tion de cceur de la religion, peut-on dire — un
auteur occidental moderne verse dans l'etude
des manuels de prieres islamiques ecrit :
« En faisant l'acquisition des livres [de devo-
tion], mon intention etait d'eviter les ouvrages
esoteriques destines a la vie interne des Ordres
159
Le soufisme a t ravers les siecles
de derviches, et je demandai ceux qui se vendaient
a tout le monde. 11 apparut meme ainsi que ces
ouvrages avaient en majorite une relation ou
une autre avec les Ordres ayant joue, et jouant
encore aujourd’hui malgre leur suppression ofli-
cielle un role si important dans la vie de FIslam.
En fait, il semble etre a peu pres impossible,
pour qui cherche des instructions en matiere
de priere en plus de ce qui est prescrit pour les
rites quotidiens, d’eviter des ouvrages lies a
Tun ou a I 'autre des Ordres. Depuis que ceux-ci
sont devenus illegaux en Turquie, il regne une
penurie de publications dcvotionnelles a Istanbul
qui en etait naguere un centre si abondant 1 2 . »
Le soufisme deborde dans I 'Islam exterieur
d'une autre maniere encore : par ses morts —
et cela demontre peut-etre plus clairement que
1. En cherchant a s^culariser totalement I’fitat turc, Ataturk
constala que la plus forte resistance provenait des Ordres sou-
Itques, sur quoi il les declara hors la loi et fit mettre 2i mort un
grand nombre de leurs dirigeants. Mais, comme il ressort de
cette citation, ce fut la marge qui soulTrit le plus. Declarer le
soufisme illegal revient a disperser son cerclc ou ses cercles ext6-
rieurs. et it r6primer toute manifestation rayonnante du noyau,
mais non a I’empecher d'accomplir I'essentiel de son travail
spiriluel. Pour des motifs purilains, mais non antireligieux. les
Wahhabis firent une semblable tentative d'abolir le soufisme
lorsqu'ils eurent etabli leur influence sur I’Arabie saoudite. La
encore, ce furent les manifestations exterieures du soufisme que
I’on supprima. Mais La Mecque et Medine demeurent les deux
grands lieux de rencontre de soufis venus de tout le monde
musulman.
2. C. Padwick, Muslim Devotions, Londres. SPCK, 1961. p. xi-
XII.
160
Qu'est-ce que le soufisme ?
toute autre chose la position centrale du sou-
fisme dans la religion prise dans son ensemble.
Un saint vivant appartient, en premier lieu, a
tous ses disciples, et, en second lieu, par sa pre-
sence peut-etre inconnue, a la communaute
entiere. Mais, apres sa mort, sa presence n'est
plus secrete; et il n'est guere de region dans tout
I'empire de l'lslam qui n'ait un soufi pour saint
patron. II va sans dire que tous les grands saints
n'attirenl pas la devotion a un meme degre ',
1. Comme on le congoit. Bagdad est particuliercment favorise
par la prdsence de ses niorts. L'un de ses plus anciens tombeaux
de soufi est celui de Bishr al-Hafi (voir ci-dessus. p. 101), dont la
c6l6brile a et6 garantie par unc promesse divine au debut dc son
itiniirairc spirituel, Icquel, i ce qu’on rapporte, commcnca par
Itepisode suivant : Un jour, il apergut un morceau de papier dans
la boue au bord de la route, et son regard s'arrcta sur le Noni
divin contenu dans le tcxte qui y 6tait ecrit. II le prit, le ncttoya.
acheta de quoi le parfumer et le plaga dans une cavite de la paroi
de sa maison; la nuil suivante, il entcndit une voix qui lui disail :
« O Bishr. tu as parfumiS Mon Nom dans ce nionde, et Je parfu-
mcrai le tien dans ce monde et dans I'aulre. » Contrastant avec
le tombeau simple el intime dc Bishr se dresse. sur la rive opposite
du fleuve. la grande mosquee sous la coupole dor6e de laquelle
se trouve le tombeau de Musi 'l-Kazim, arrierc-petit-fils d'un
arriere-petit-fils du Prophctc. Pour la minorite chiite. il s'agil du
septieme des douze imams auxquels elle attribue un prolongemcn:
de la fonction prophitique. Mais il est v6n&te comme un sain;
par toute la communaute de l'lslam. et les soufis font remonter
par lui jusqu'au Prophete Tune des lignites de leur genealogie
spirituelle. A peu dc distance a pied de cette mosquee s'en trouve
une autre, beaucoup plus petite, abritant le tombeau de son petit-
fils spirituel Ma'ruf al-Karkhi, sanctuairc ayant la rdputatior
d’etre un tiryaq (theteiaque. panacee). parce qu'un grand nombre
de maladies y ont trouvd leur guerison. Ma'ruf etait I'afl'ranchi
Le soufisme a t ravers les siecles 161
mais les tombes de beaucoup de ceux que ce
livre mentionne, et de beaucoup d’autres qui n'y
sont pas mentionnes, sont des lieux de peleri-
nage 1 que 1’on visite de pres et de loin.
Notre derniere citation nous a mene plus tot
que prevu au siecle ou nous vivons. Pour revenir
un instant a la periode suivant immediatement la
grande cristallisation des. Ordres soufiques, il
faut signaler deux ouvrages extremement impor-
tants puisqu'ils sont partni ceux que Ton consulte,
que I'on cite et que Ton medite le plus souvent
dans les cercles interieurs du soufisme. Le premier
est al-Hikam (litteralement : « les sagesses »),
recueil d'aphorismes rediges par Ibn *Ata' Allah
el le disciple du fils et succcsseur de Musi 'l-Kazim, "Ali ar-Rida,
huitieme imam chiite dont on pcut dire que. de son tombeau de
Mcched. il excrce la foneiion de pairon de toute la Perse. Mais deux
chaines spirituelles se rejoignent en Ma'rGf, car il fut aussi le
disciple cl successeur de Dawud at-Ta’i que nous avons ddjii
mentionne; et. dans I'un des cimeti^res. pas trGs loin de la mosquee
de Ma'ruf, se trouve un sanctuaire ou les soufis tiennent de fr£-
quentes « stances de souvenir », car ils sont attires en ce lieu par
une double benediction, le sanctuaire abritant deux tombeaux,
celui de Sari as-Saqati, disciple et successeur de Ma’ruf, et celui
de Junayd. Aucun de ceux dont nous avons cite les nonis n'est
assez grand par lui-meme pour 6tre le centre spirituel de la ville;
et, si aucun d'eux n'est considere comme son saint patron, c'est
simplement parce que — franchissant une fois encore le Tigre —
le tombeau d"Abd al-Qadir est peut-etre, apres celui du Prophete
et ceux de certains membres de sa parentd, le tombeau le plus
visite et le plus vener6 de l'lslam. Jusqu'au Maroc, « Sidi Baghdad »
(mon seigneur Bagdad) designe 'Abd al-Qadir al-Jilani.
I. Voir Religion in the Middle East, Cambridge University
Press, 1969, vol. 2, p. 266-267.
6
162 Qu'est-ce que le soufisme ?
al-Iskandari 1 a la fin du xm e siecle 2 . Le dernier
element de son nom indique qu'il etait d'AIexan-
drie, l'un des premiers centres de la tariqali
Shadhili 3 . Aujourd'hui encore, l'edifice le plus
sacre de la ville est la mosquee abritant le tombeau
d’Abou’l-'Abbas al-Mursi, successeur du fonda-
teur de 1’Ordre. Ibn 'Ata' Allah fut le disciple
d'Abou'l-'Abbas, et il n’y a guere de doute que
ses aphorismes constituent, indirectement au
moins, une part importante de ce que nous a
legue le grand Abou'l-Hasan lui-meme.
Le second de ces ouvrages, qui date de la pre-
miere partie du xv c siecle, est al-Insdn al-kdmil
(l’Homme universel), que nous avons deja signale,
de ‘Abd al-Karim al-Jili 4 , expose remarquable-
ment clair, concentre et profond de la doctrine
soufique.
Jusque recemment, la plupart des orientalistes
s'accordaient generalement a regarder Jili comme
le dernier grand mystique de l'lslam. Quant a
la periode se situant entre son epoque et la notre,
il voulaient bien admettre qu'un ou deux mys-
tiques s’etaient approches de la grandeur, comme
1. + 1309.
2. Voir Ibn 'Ala' Allah el la Naissance de la confrerie shddliilile,
ed. critique et trad, des Hikam par P. Nwyia, Dar el-Machrcq,
Beyrouth, 1971.
3. Le premier centre etait — et reste — it Tunis, mais, aprfis y
avoir fonde son Ordre, Abou'l-Hasan partit pour Alexandrie.
4. Voir ci-dessus, p. 90 et 157. Certaines parties de ce traite
existent en anglais, traduites par Nicholson dans ses Studies in
Islamic Mysticism. D'autres parties sont disponibles en frani;ais
dans une traduction de T. Burckhardt Lyon, Derain, 1953.
163
Le soufisme a trovers les siecles
par exemple Ahmad Zarrfiq \ considere par ses
contemporains, particulierement en Libye ou il
passa la (in de sa vie, comme le Ghazali de son
temps. L'erudition moderne retient aussi, bien
que sans lui avoir rendu justice, le nom d’Abd
al-Ghani an-Nabulusi 1 2 qui, tout en etant l'au-
teur de commentaires profonds des Fugue al-
Hikam d'Ibn ‘Arabi, et de la Khamriyyah
(l'Eloge du vin) d'Ibn al-Farid, fut lui-meme un
poete authentique 3 . Mais de telles personnalites
n’ont pas reussi a preserver cette periode dans son
ensemble du verdict prononce contre elle par les
savants occidentaux, I'un rencherissant sur I 'autre.
Le rnonde occidental a si longtemps subi I'em-
prise de I'humanisme que les etudes sur le sou-
fisme, parfois inconsciemment, emettent des juge-
ments selon des criteres humanistes et done
antimystiques. Cela porterait a croire que LOrient
a partir du xvi c siecle aurait commence a
« stagner », alors que ('Occident « se developpait »
et « progressait ». Mais, quel que soit le sens
attribue a ce dernier mot, il est une chose qu 'il
ne saurait jamais designer, meme pour le pro-
gressiste le plus acharne, e'est I'augmentation du
detachement de ce rnonde, seule forme de progres
que le mysticisme puisse accepter. En ce qui
1. t 1943. Le savant libyen Ahmad al-Hushaymi a recemment
6crit une etude sur lui, mais elle n'est pas encore publiee.
2. f 1731.
3. Voir ses vers remarquables sur le symbolisme des lettres et
de l'encre, cites dans Un saint musulman du xx® siecle, op. cit.,
p. 185-186.
164
Qu'est-ce que le soufisme ?
concerne le reproche de « stagnation », cela
signifierait, dans le cas du soufisme, qu'il n’aurait
pas produit de « penseurs originaux », ce qui
nous ramene a notre premier chapitre. Si le mot
« original » est pris ici dans son acception
moderne, alors cette pretendue faiblesse devient
une force : c'est la capacite de ne pas etre devie
dans des manifestations d'individualisme oil la
nouveaute l'emporte sur la verite. Mais, pour
ce qui est de I'originalite dans son veritable sens,
qui est le contact direct avec l'Origine, sa perpe-
tuation conslitue le theme de la promesse deja
citee : « La terre ne manquera jamais de qua-
rante hommes dont les cceurs sont pareils a
celui de I'Ami du Misericordieux », car, en
arabe, khalil (ami) designe un contact intime, ou,
plus precisement, une interpenetration On peul
encore citer cette Tradition : « Dieu enverra it
ce peuple, dans chaque siecle, un renovateur
de sa religion », car il ne saurait y avoir de renou-
vellement de vigueur sans retour a la source
de Pinspiration. Pour le soufi. ces promesses
component la garantie d'etre accomplies. Les
savants occidentaux, de leur cote, seront plus inte-
I. Tres interessants a ce propos sont les deux derniers vers d'un
po6me attribue & Rabi'ah al-'Adawiyyah et que Ton peut traduire
ainsi (en sacrifiant le caractere poctique aux necessites de notre
contexte) : « Partout ou la vie traverse mon etre, la Tu as penetre
[lakhallalta], et c'est pourquoi un khalil est appele un khalil. »
On trouvera le poeme entier. traduit en cherchant a eviter le
sacrifice ici consenti, dans Un saint musuiman tin xx e siecle,
op. cit., p. 224-225.
165
Le soufisme a trovers les siecles
resses par ce qu'ils appellent l'evidence objective.
Mais sont-ils capables de la reconnaitre ? Certes,
ils peuvent saisir la conception traditionnelle de
l'originalite; des hommes tels que Nicholson,
Massignon ou Arberry ont fort bien compris
en principe ce que cela signihe, et, bien que leur
pensee ait ete sujette a des confusions dues a des
prejuges inconscients et, sans doute, peu pro-
fondement enracines en faveur de la parodie
moderne, ce fut certainement la veritable origina-
lite qu'ils ont cherchee el appreciee chez les
grands soulis. Cependant, bien qu'ils eussent
raison de supposer qu'il s'agissail d'un effet
inevitable de la grandeur spirituelle et done d'un
critere de celle-ci, ce qu'ils n’ont pas suffisam-
menl compris — ou ce qu'ils ont parfois oublte — ,
e'est que les manifestations du contact direct
avec l’Origine sont infiniment variees. Autrement
dit, leur conception de l'originalite fut trop
etroite, et Ton ne pouvait pas toujours se her a
eux pour qu'ils la reconnaissent.
Ce n'est toulefois qu'une cause secondaire de
I'injustice dont nous parlons ’. En ce qui concerne
la cause principale, il faut admettre que le juge-
ment semi-officiel porte par I'orientalisme sur le
1. Une autre cause secondaire reside dans leur deference el
leur subordination par rapport aux opinions des Orientaux
modernistes. On peut en voir une autre encore dans leur incapa-
city de se souvenir que. bien que les ecrits puissent, exceptionnel-
lement. « prouver » la grandeur spirituelle — comme dans les cas
de Junayd, Hallaj, Ibn ‘Arab! et Jili. par excmple — , l'absence
d 'ecrits ne prouve rien du tout, ni dans un sens, ni dans I'autre.
166
Qu'est-ce que le soufisme ?
soufisme posterieur est surtout fonde sur une
information insuffisante. Par nature, le soufisme
est secret, et il faut du temps pour que ses
profondeurs se manifestent, alors que 1'ecume 1
monte tout de suite a la surface. Arberry, par
exemple, parle du soufisme comme s'il etait, au
xvi c siecle deja, « a I’agonie », et il a generalise
jusqu'a soutenir que les Ordres soufiques « conti-
nuerent — et dans beaucoup de pays conti-
nuent — a drainer la confiance des masses igno-
rantes, mais aucun homme cultive n'aurait pris
la peine de les defendre 2 ». Pourtant, lorsque son
attention, par la suite, fut attiree sur le cheikh
Ahmad al-‘Alawi, qui ne mourut qu'en 1934,
1. En 1954 (Encyclopedic de I' Islam). Massignon ficrivait au
sujet des Ordres : « Les acrobaties et jongleries pratiquees par
certains adeptes des classes infdrieures, et la corruption de trop
de leurs dirigeants, ont suscite contre la plupart d'cntre eux I'hos-
tilitd et le mepris de l'dlite du monde musulman moderne. »
On serait toutefois lente de meltrc en doute que I'usage fait ici
du mot « elite » resiste a un examen serre.
2. Le Soufisme. Paris, Les Cahiers du Sud, 1952, p. 143 (trad.
Jean Gouillard). II ne faut pas oublier cependant que la voix des
« masses ignorantes » est parfois voxdei. D'autre part, un bedouin
illettre peut etre, par lui-meme, extremement sagace, et il possede
parfois des pouvoirs spontanes de physiognomonie qu'on peut
mettre en rapport avcc le present contexte et que I 'on ne saurait
apprendre ft I'ecole. D'un autre cote, si I 'on demandait precise-
ment pourquoi I 'Oriental moderne « cultive » ne tient pas a
parler en faveur des Ordres soufiques. on peut se demander si la
veritable reponse sera : « Parce qu’il est eclaire », ou plutbt :
« Objectivement. parce que les cercles les plus interieurs du sou-
fisme lui sont entierement caches, et. subjectivement, parce qu'il
ne souhaite pas etre regard^ comme naif, superstitieux et arriere. »
Le soufisme a trovers les siecles 167
il admit volontiers que c'etait la un homme « dont
la saintete rappelait 1'age d'or des mystiques
medievaux 1 ». D'autres savants ont fait des
declarations semblables au sujet de ce dernier 2 ;
et Ton peut affirmer sans crainte d’etre contredit
que son traite sur le symbolisme des lettres de
l’alphabet est l'un des textes les plus profonds de
toute la litterature soufique. De plus — et cela
est extremement important dans ce contexte
precis — , le recit, bref mais captivant, de son
propre cheminement spirituel nous montre que
son cheikh, Muhammad al-Buzidi, avait ete,
comme lui-meme, un grand guide spirituel. Ce
n’est pas affaire de piete liliale. Le cheikh al-
‘Alawi etait trop objectif, avait trop conscience
des droits de la verite, surtout sur une question
aussi importante que le statut spirituel, pour
permettre a son sentiment de voiler son juge-
ment 3 . II ne s’applique pas non plus a faire
1. C'est une opinion qu'il faut retenir pour rectifier les critiques
beaucoup trop vehcmentes qui d6pr£cient le dernier chapitre de
son petit ouvragc cite plus haut, dont tous les autres chapitres
sont de valeur durable et constituent une riche anthologie de
citations remarquables provenant de textes soufiques.
2. L. O. Schumann en parle en disant : « Cet homme vraiment
grand, ce cheikh algtirien. » A. Hottinger le designe comme « un
veritable et grand mystique », ajoutant qu'il ne peut rien lire
k son sujet « sans etre envahi par I'idee de la perte, peut-etre
fatale, que subirait le monde de I'lslam si de tels hommes devaient
entierement disparaitre ».
3. L'une des caracteristiques de I'Orient moderne, qui s'ap-
plique k I’hindouisme aussi bien qu’au soufisme, est la confusion
opiniatre que I'on commet entre fonction exterieure et realisation
168 Qu'est-ce que le soufisme ?
l'eloge de son cheikh; il nous rapporte simplement
ce qu’il dit et accomplit; et, pour notre part,
1'effet n’est pas de nous donner I'impression,
mais la certitude d'etre en presence d'un veritable
maitre des antes. Et, pourtant, le cheikh al-
Buzidi n'a laisse aucun ecrit et est inconnu de la
science occidental, du moins jusque tres recem-
ment. Son propre cheikh. Muhammad ibn Qad-
dur al-Wakili, a etc egalement neglige, bien
qu’il se fut agi manifestement aussi d'un liomme
de haute stature spirituelle. Le cheikh Buzidi
avait coutume de conter a ses disciples de quelle
ntaniere il avait trouve son maitre par la grace
d'une remarquable vision, au cours de laquelle le
grand Abou Madyan lui etait apparu et lui avait
dit de se rendre d'Algerie au Maroc. Cela nous
ramene, a un anneau de la chaine pres, au
fondateur de I'Ordre Darqawi, car Muhammad
ibn Qaddur etait le petit-fils spirituel de Mou-
int^rieure, comme si. en Occident, on admettait qu'un hoinme.
parce qu'il est pape, est par la meme un saint. II est vrai qu'un
homme qui est le chef legitime d'un Ordre soufique poss^dc en
fait certains pouvoirs de direction a la condition de s'en tenir
strictcment. en ce qui concerne la methode, 4 son patrimoine
spirituel. Mais seul celui qui a lui-meme atteint le But du chemin
est un guide spirituel au plein sens du mot arabe murshid, et le
cheikh al-‘Alawi etait conscient du nombre de dignitaires soufis
de son temps qui, prenant leurs desirs pour des realites, situation
aggravee par les sentiments semblables de leurs sectateurs, pre-
tendaient etre adeptes. Un de ses poemes contient un passage
remarquable s'adressant a un imposteur qu'il questionne au
sujet de son etat interieur.
169
Le soufisme a travers les siec/es
lay 1 al-‘Arabi ad-Darqawi, le « cheikh de nos
cheikhs », comme I'appellent encore aujourd'hui
de nombreux soufis de l’ouest de I'Afrique du
Nord et d'ailleurs. On a deja cite des lettres de ce
maitre souli dans des chapitres precedents 2 ; et,
de meme que l'autobiographie du cheikh al-
‘Alawi, elles nous laissent la certitude que le
cheikh de 1’auteur, Moulay ‘Ali al-Jamal, fut
aussi un grand maitre. II ne serait certes pas
exagere de dire que nous avons affaire, dans cette
lignee spirituelle, a deux paires de cheikhs
successifs — ‘Ali al-Jamal et al-‘Arabi ad-
Darqawi, puis, apres deux generations, Muham-
mad al-Buzidi et Ahmad al-‘A!awi — qui sont
les egaux de leurs ancetres du ix c siecle, Sari et
Junayd; et, dans chacun des trois cas, il semble
faire peu de doute que le second de chaque paire
fut, dans son siecle respectif, le « renovateur »
promis par le Prophete 3 . Les differences resident,
non dans les renovateurs eux-memes, mais dans la
situation oil chacun s'est trouve. On ne saurait
nier que le niveau general de spiritualite etait
1. Forme dialectale marocaine de mawlay (mon seigneur),
tiire cn usage au Maroc pour designer un descendant Eminent
du Prophete.
2. Voir ci-dessus, p. 23, n. I, et 84-88. Ces Spitres, adressees
a diffirents disciples, ofTrent I’exemple d'une veritable originalite
que les savants occidentaux ont longtemps manque de reconnaitre
comme telle.
3. Aussi bien le cheikh ad-Darqawi que le cheikh al- - Alawi
elaient conscients de detenir cette fonction et. en outre, d'etre
chacun I 'Axe spirituel (Qutb) de son temps ( voir Un saint musnl-
man du \x e siecle, op. cit., p. 98-99),
170
Qu'est-ce que le soufisme ?
beaucoup plus eleve dans les premieres periodes
que dans les siecles posterieurs. Junayd fut Legal
d'une cime entouree d’autres sommets et de belles
collines; mais, bien que les sommites du sou-
fisme demeurent constantes et gardent la meme
altitude, leur nombre diminue et les collines envi-
ronnantes deviennent de plus en plus escarpees.
Le cheikh ad-Darqawi eut neanmoins de nom-
breux disciples remarquables, dont il reconnut
certains, de son vivant, comme des cheikhs
autonomes l . Mais, comme il est normal, ses
lettres nous renseignent moins sur sa posterite que
sur son ascendance. En fait, I'une de leurs
caracteristiques les plus frappantes est de nous
donner et de nous faire garder conscience de ce
que Ton pourrait appeler les vibrations de la
chaine de succession spirituelle, et cela grace aux
nombreuses et admirables citations qu 'il a faites
de ses ancetres.
Bon nombre de chcikhs, qui constituent les
anneaux de cette chaine et d’autres chaines
remontant du xvm c au xiv c siecle et au-dela, ont
laisse des ecrits dont il n’existe que quelques
manuscrits 2 et qui demeurent inconnus des savants
1 . Voir la preface des Letters of a Sufi Master, op. cit., et aussi
I' Autobiographic du soufi marocain Ahmad ibn 'Ajiba, traduitc,
avec une introduction, etc., par J.-L. Michon, Leyde, Brill, 1969.
2. Par exemple, ar-Rasd'ii al-Jarnaliyyah, lettres du maitre
du cheikh ad-Darqawi. Des extraits en sont souvent lus a haute
voix au cours des majalis de l'Ordre darqawi, particulierement
au sein d’un groupe qui se rdunit regulieremeni sur la tombe de
l'auteur de ces lettres, h Fes. Mais elles n’ont jamais ete publics.
Le soufisme a trovers les siecles
171
occidentaux. Mais des indices montrent que
l’on accomplit actuellement des efforts, en Orient
comme en Occident, en vue de recouvrer une
partie de cet heritage; et il pourrait sembler
approprie, meme au risque de paraitre abrupt,
de clore ce chapitre, et avec lui notre livre, sur
cette note d'espoir. Mais il ne faut jamais oublier
que les ecrits ne sont pas essentiels dans le
soufisme. La question fondamentale a poser dans
le contexte de ces derniers paragraphes n’est pas :
combien de traites soufiques importants ont-ils
ete ecrits au cours des derniers siecles ? Elle est :
le soufisme reste-t-il pour I’homme un moyen
effectif de reintegration dans son Origine divine ?
Meme s'il est vrai que ne cesse de diminuer le
nombre des hommes capables de beneficier de
tout ce que peut offrir le soufisme, la reponse a
cette derniere question, sans aucun doute, doit
etre affirmative.
Annexes
Transcription
et prononciation
Pour la prononciation des mots arabes, q est
un k guttural; tli correspond au lit de I 'anglais
dans think et dh au th de this; gh est comparable
au /• frangais grasseye et kli au eh ecossais comme
dans loch; ‘ ayn est rendu en retrecissant 1 'orifice
du fond de la gorge et en y forgant le passage de
Pair. Le systeme simplifie de transcription adopte
dans ce livre rend par la seule lettre h les deux h
arabes, Pun aspire doux et Paulre intensive par
le souffle. II ne signale pas non plus les consonnes
« emphatiques » (d, t, z prononces de Parriere de
la bouche avec une certaine lourdeur), a part la
lettre pad que Pon a transcrite par p et qui corres-
pond a un s fortement appuye. Le signe ' a Pinte-
rieur ou a la fin d'un mot correspond au hamzah
qui marque une rupture de continuity dans le
souffle. fitant donne que, dans les langues euro-
peennes, les voyelles initiates sont generalement
prononcees d’une maniere qui equivaut au
hamzah , celui-ci, lorsqu'il est au debut d'un mot,
n'a pas ete transcrit dans ce livre ou, par exemple,
on ecrit Ahmad et non 'Ahmad. Le signe ' au
debut d'un mot est une apostrophe signalant une
voyelle elidee, comme dans hismVLlah (la pre-
176
Qu'est-ce que le soufisme ?
miere voyelle du Nom divin Allah est toujours
elidee, sauf au debut d'une phrase ou lorsque le
Nom est isole).
Les voyelles courtes a , /', u se prononcent
comrae dans les mots frangais plot, cri, tout;
a (ou a , cette forme indiquant une difference que
l'arabe fait dans rorthographe mais non dans la
prononciation) equivaut a e comme dans le
franpais mere, mais, accompagne d'une consonne
de l'arriere de la bouche, il devient a comme
dans car; f et u sont des voyelles longues comme
dans scie et joue; ay est, en quelque sorte, un
intermediate entre la diphtongue de paille et le e
de hie; aw se prononce aou comme dans caout-
chouc.
Index
Les personnages figurent dans cette liste selon leur nom de famille,
sauf s'ils sont plus connus sous leur prenom ou sous quelque
autre appellation. Les noms de lieux et de personnes sont en
caracteres romains. Les titres d’ouvrages sont cn italiques.
‘Ahd al-Qadir (‘All Hasan). 145.
•Abd al-Qfidir al-Jilani, 148 sq.,
161.
Abou Bakr. le premier Calife,
133.
Abou Hurayrah, 137.
Abou 'l-‘Abbas al-Mursi. 162.
Abou Madyan, 150 sq., 168.
Abou Nu'aym, 140.
Abou Yazid. 143 sq.
Abraham, 105 sq., 142.
Adam, 129,
Afrique du Nord, 169.
Afrique occidentale, 29.
Aicha, 40.
Akhbar al-Hallaj, 97.
•Alawi, 46,66,81.94, 115, 143,
1 66 sq.
Alep. 154.
Alexandrie, 162.
Algerie. algdrien, 150 sq., 167.
'Ali al-Jamal, 86, 169 sq.
‘Ali ar-Rida, 161,
‘All, le quatrieme Calife, 133,
138, 149.
Anges, 25, 37, 54, 90, 135, 146.
Arabie saoudite, 159.
Arberry (A. J.), 143, 147,166 sq.
Ascension, 43, 47.
Ataturk (Kemal), 159.
'Altar (Hasan ibn Muham-
mad), 157.
Austin (Ralph), 151.
Avatara, 40 sq.
‘ Ayniyyai al-JUi , 90, 157.
Az.har, 156.
Bagdad, 134, 148 sq., 154.
1 60 sq.
Basra, 139, 141.
Bedouin, 166.
Bernard (saint), 24.
The Book of Certainty, 69, 79.
Bughyat al-Mushtdq, 118.
Bukhari, 96, 137.
Buzidi, 167.
LeCaire, 154, 156.
Celni qni sauve de Temur, 148.
Cesar, 31.
Chartres, 20.
Chiites, 160.
Chine, 16.
Chishti, 149.
Chretien, chrctiente, 18 sq.,
24 sq., 31, 94.
178
Index
Christ, cf. Jesus-Christ.
m-Cidq, 140.
Comprendre I' Islam, 104.
Coran, 10, 25 .«/., 28 sq., 31 sq.,
41 sq., 50 sq., 59 sq., 63 sq..
70 s</., 83, 87, 91 sq., 96,
101 */., 112, 116 sq., 122,
132, 135 sq., 144, 158.
Cordoue, 18.
Da/d' il al-Khayrdt, 158.
Damas, 154.
Danner (Victor), 57,
DarS Shikoh, 131.
Darqawi, 23. 84, 86, 87. 95,
118, 168 sq.
Dawud at-Ta* i, 141, 161.
DhQ 'n-Nun al-Micri. 113.
The Doctrine of the Sufis, 143,
147.
Dominique (saint), 24.
ad-Durrat al-Fdkhirah, 151.
Faux dc Vie, 64.
Eden, 63.
figypte, 113.
L'Eloge dn \ in, 114, 163.
Encydopidie de I' Islam, 166.
L‘ Essence, 31, 67. 74, 81, 89.
Etudes traditionnelles, 24, 85.
Evangiles, 28.
The Faith and Practice of al-
Ghazdli, 148.
al- Fat Utah. 3 1 .
Fontaine de Vie. 64. 77.
Formes et Substance dans les
religions, 89.
Frangois (saint), 24.
Fufiif al-hikam, 1 53, 1 63.
Fushanji. 56.
al-Futiihat al-makiyyah. 153.
Gabriel, 29. 146, 155.
Ghazali, II. 67, 147 sq., 156,
163.
Al-Ghazalt the Mystic, 1 1 .
Guenon (Rene), 62 sq., 66.
Habib al-'Ajami, 139 sq.
I lallaj, 62, 66, 97, 129, 145 sq.,
157. 165.
Hampi, 20.
Ilarraq (Muhammad), 118.
Hasan al-Bacri, 138 sq.. 145.
I lasan ibn -Ali. 139.
llatim al-A<;amm, 122.
L'Heure, 30, 43 .«/., 72.
al-llikam. 161 sq.
HU vat al-awliycT, 140.
Hindous, hindouisme, 1 3,28 sq.,
40. 167.
Hizh id Bahr, 152.
De Thomme universe!, 162.
Hottinger (Arnold), 167.
Hujwiri, 56, 135, 145 sq.
Hushaymi (Ahmad), 163.
Ibn al-Farid, 1 14. 163.
Ibn 'Arabi, 9, 65, 133, 150 sq.,
157, 165.
Ibn 'Ala' Allah, 161 sq.
Ibn KhaldQn, 56.
Ibn Mashish, 151.
Ibn Qaddur. 168.
Ihyd' 'ii I inn cul-din. 148, 156.
Images de T Esprit, 52.
Inde, 16.
Jean (saint), 135.
Jerusalem, 43, 47.
Jesus-Christ, 26, 129.
Jibril. 29.
Jili, 90. 157, 162, 165.
Juda'isme, 25.
Index
179
Juifs, 149.
Junayd, 134, 143 sq., 146, 161,
165, 169.
Junaydi, 149.
Kaaba, 46.
Kalabadhi, 143, 147.
Kashani, 65.
Kashf al-Mahjub, 56, 145 sq.
al-Khamriyyah, 114, 163.
Kharraz, 140.
Konya, 154.
Latin, 60.
Layli, 68, 118.
Letters of a Sufi Master , 24, 86,
170.
Libye, 163.
The Life and Personality and
Writ inns of a!- Junayd, 145.
Lion, 63.
Lc Livre de la veracite, 140.
al-Luma', 146.
Maghreb, 18.
al-Miu/cad ai-asnd, 148.
Maroc, marocain, 84, 118,
161. 169.
Ma'rQf al-Karkhi, 160 sq.
Massignon (Louis), 165.
Mawlawi, 110, 150.
Mcched, 161.
La Mecque, 43. 45 sq. , 50, 97,
153 sq., 159.
Medine. 45, 139, 159.
Mevlevi, voir Mawlawi.
Mishkdt al-anwdr, 148.
Molse, 26, 64.
Mossoul, 154.
Muhammad (ou le Prophete, le
Messager), 16, 26, 29 sq., 34,
40 sq.. 48, 72 sq., 76, 85, 94,
98 sq., 107, 110, 113 sq., 119.
124, 129, 132 sq., 135 sq.,
138 sq., 142 sq., 148, 152,
155, 158, 160 sq., 169.
al-Munqidh min ad-dalal, 148.
Muqaddimah, 56.
Murcie, 154.
MQsa ’1-Kazim, 160.«/.
Muslim Devotions, 159.
Nabulusi, 163.
Nasr (Seyyed Hossein), 154.
The Necessity for the Rise of
the Term Sufi, 57.
Niio-platonisme, 16.
La Niche des lumieres, 148.
Nicholson (R. A.), 146 sq.,
157, 162.
Omar, lc deuxitinie Califc, 139,
155.
Padwick (Constance), 159.
Paradis, 37. 47, 51 ,«/.,65, 7! sq.
91, 114.
Perennial Values in Islamic Art,
18.
Perse, 51, 53. 161.
Perspectives spirituelles et Fails
humains, 117, 123.
Pierre (saint), 135,
Principes et Methodes de Part
sacre, 17.
Qadiri, 149 sq.
The Quranic Symbolism of
Water, 101.
Qushayri. 113, 123, 134. 142,
144.
Rabi'ah, 128. 14!. 145, 164.
Rabi'a the Mystic, 128.
Ramadan, 97, 109.
ar-Rasd' il al-Jamaliyyah, 170.
180
Religion in the Middle East ,
161 .
Resurrection, II. 43.
Las Relations mecquoises ,
153.
Ruh al-Quds, 151, 154.
Rumi, 110, 150.
La Sagesse des prophet es, 153.
Un saint nuisulman du xx 1 ' siecle ,
46, 66, 81, 94, 102, 115, 143,
155, 163 sq., 169.
ue-Cahit a I- Mashtshiyyah , 152.
Salim II, sultan ottoman, 154.
Samarcande, 18.
Sari as-Saqati, 143, 161.
Sarraj, 146.
Satan, 122.
Sceau de Salomon, 69 sq., 72.
Schumann (L. O.), 167.
Schuon (Frithjof), 18, 52, 89,
104, 117, 123.
Seville, 151. 154.
Shadhili, 62, 139, 150, 152, 158.
162.
Shah Jahan, 131 .
Shibli, 146.
Shustari, 1 15.
Smith (Margaret), II, 128.
Les Stations de la sagesse, 1 1 7.
Studies in Comparative Religion,
18. 57, 101.
Index
Studies in Islamic Mysticism,
157, 162.
Subki, 155.
Sufis of Andalusia, 151.
Sufisme (Le), 166.
at-Ta'arruf, 143, 147.
Taj Mahal. 18. 20.
Taoiste, 67.
Three Muslim Sages, 1 54.
Tigrc (Active), 161.
Tlemcen, 150.
Transfiguration, 94.
Turc, Turquic. 159.
Turkestan chinois, 18.
De I' unite transcendante des
religions, 18.
Vedantisme, 131.
La Vivification des sciences de
la religion, 148.
Voyage nocturne, 43. 47, 51.
Wahhabilcs, 159.
Yahya CAbd al-Wahid), 62.
Yahya CUthman), 153.
Zarruq, 163.
Index
des mots arabes
adab, 99.
Ahad, 83.
alif, 29, 91, 98.
asamm, 122.
ayat. 29.
‘ayn, 64, 79.
•Aziz, 118.
Badi-, 15.
baqa', 53. 102, 115.
barakah. 49.
barzakh, 64.
bast, 108 sq., Ill sq., 114 sq.
<;ad, 58.
Cali. 101.
Cahw, 114, 144.
Calla. 54.
Camad, 67, 84.
Cirat, 32.
Cull, 57 sq., 101.
Cufiyyah, 56.
dar, 141.
dhawq, 66 sq.
dhikr, 55, 76 sq., 110, II
1 16 sq., 119. 126.
fa - . 58.
fana - . 28.53, 79. 102. 115. II 1
127, 129.
faqir. 58 sq.
faqr. 87. 94. 127.
fikr, 1 16 sq., 1 19.
fiqh, 155.
I'uqara - . 58.
Furqan, 36, 38.
ghaflah. 113.
Ghafur, 30.
ha, 89, 91.
hadith. 26.
Haqq, 79, 82, 97.
hayrah. 86 sq., 94.
Hua, 89.
ictilam. 115.
ihsan, 74, 136, 155.
iliklac. 84.
ilia. 90.
•ilm. 79.
iman, 155.
islam, 94. 155.
istighraq, 27.
islirja, 32.
jalwah, 1 10.
jar. 141.
jilwah, 1 10.
kaanna, 75. 78, 99, 118.
>, Khabir, 92.
khalil, 164.
khalwah, 110.
khirqah, 19, 150.
182
Index
la ilaha ilia - Llah, 80. 89, 98,
100, 116, 125.
lam, 29, 91, 98.
Latif, 92 sq.
Laylat al-Mi'raj, 43.
Laylat-al-Qadr, 43.
mahabbah, 116.
majalis, 110, 170.
makhafah, 116.
nvarifah, 116.
mawlay. 169.
mim, 29. 98.
Muctafa, 58.
Muhit, 51.
muqarrabun. 37.
murshid. 168.
mustafwif, 57.
muta?awwif, 57.
mutacawwifah, 56.
qabd, 108 sq., 1 1 1 sq., 1 14 sq.
qulb, 169.
radiya. 51.
Rahim, 30.
Rahman, 30.
raji’fin, 32.
rasfll, 29, 40 sq.. 98 sq.
rida, 120.
ridwan, 51 sq., 54, 120.
sabiqCin, 43.
salarn. 54.
salikun, 33.
shahadah, 80 sq., 89 sq., 97 sq.,
100. 105. 124.
Shahid, 97.
silsilah, 48.
sukr, 1 14 sq., 144.
suluk, 34.
sOrat, 84.
la’alluh', 148.
ia?awwuf, 56, 155.
tahayyur. 87. 95.
ta'ifah, 144.
tajalli, 94.
takhallalta, 164.
lariqah. 32, 48, 110, 126, 149,
162.
tazkiyah. 108.
liryfiq, 160.
ui;OI ad-din. 155.
uns, 144.
waw, 58.
yaqin, 79.
Table
Preface 7
1. Originalite du soufisme ... 9
2. Universality du soufisme. . . 17
3. Le Livre 28
4. Le Messager 40
5. Le Coeur 56
6. La doctrine 80
7. La methode 96
8. L'exclusivite du soufisme. . . 121
9. Le soufisme a travel's les siecles 132
Annexes 173
IMPRIMERIE MAME A TOURS (2-85)
D.L. 2" TRIM. 1977. N" 4618-3 (10981)